XLVIII La carte à payer

Il y a neuf parades, la dernière et la plus mauvaise est la neuvième ; elle se fait avec le corps.

GRISIER.

Un matin, on frappa violemment à la porte de Stephen ; il se réveilla en sursaut et alla ouvrir. Trois hommes entrèrent.

— M. Edward ?

— Il n’est pas ici, dit Stephen.

— C’est singulier, dit l’un des trois qui avait gardé son chapeau.

— Pas si singulier, dit Stephen, que de vous voir entrer chez moi le chapeau sur la tête.

— C’est, dit l’étranger, que ce taudis n’a pas l’air d’un domicile.

Cependant, sur l’observation d’un des hommes qui l’accompagnaient, il ôta son chapeau.

— Monsieur, dit Stephen très-pâle, est-ce tout ce que vous avez à dire à M. Edward ?

— Si vous m’aviez laissé finir ma phrase, vous sauriez ce qui m’amène.

— Finissez votre phrase.

— Ce M. Edward, à la suite d’une querelle que nous avons eue hier, m’a donné rendez-vous ce matin. – Je vous avais bien dit, ajouta-t-il en se tournant vers les deux autres et en jetant un regard de mépris autour de la chambre, que ce n’est qu’un va-nu-pieds, un poltron.

— Monsieur, dit Stephen, d’une voix calme où un observateur seul eût pu voir ce qui se passait en lui, M. Edward ne peut tarder à rentrer ; je désirerais que vous l’attendissiez : mais, si vous voulez vous servir d’expressions inconvenantes, je serai forcé de vous prendre par les épaules et de vous jeter en bas des escaliers.

— Ce serait d’autant plus fâcheux, dit l’autre en ricanant, que vous demeurez prodigieusement haut ; mais votre menace ridicule ne m’empêchera pas de dire que l’homme qui, pour une affaire d’honneur, ne se trouve pas au rendez-vous, est un lâche et un misérable auquel je casserai ma canne sur la figure quand je le rencontrerai.

— Je ne sais, reprit Stephen, jusqu’à quel point on peut avoir une affaire honorable avec vous ; je ne sais non plus combien de temps il s’écoulerait entre le moment où vous tenteriez d’insulter M. Edward et celui où il vous foulerait aux pieds ; mais ce que je comprends encore moins, c’est la folie qui vous pousse à m’insulter, moi qui suis étranger à votre querelle, moi qui n’ai avec vous aucune relation et n’en aurai probablement aucune, au moins volontairement. Si vous voulez rester ici pour attendre mon ami, il faut renoncer à vous servir à son égard d’expressions injurieuses.

— Je m’inquiète peu qu’il soit votre ami ; fût-il l’ami du diable, je dirais qu’il est un lâche.

À ce moment, l’étranger reçut la main de Stephen vigoureusement lancée au milieu du visage. Les deux autres hommes se mirent entre eux.

— Misérable ! cria l’étranger, tu me rendras raison.

— Qu’entendez-vous par ces paroles ?

— Que nous allons vous donner un coup de sabre.

— Avec infiniment de plaisir, dit froidement Stephen. Avez-vous un sabre à me prêter ?

— J’ai tout ce qu’il faut, dit un des témoins.

— Partons.

Quand ils furent hors de la ville :

— Vous n’avez pas de témoins ?

— Je n’en ai pas besoin.

— Il vous en faut au moins un, dit un des deux hommes qui accompagnaient l’étranger, pour mettre ma responsabilité à couvert en cas d’événement.

— Je prendrai le premier venu.

Stephen alla droit à un homme qui, couché sur l’herbe auprès d’une haie, semblait s’épanouir au soleil, tirant de temps à autre une bouffée de fumée de sa pipe ; quand Stephen s’approcha de lui, il lui fit de l’ombre ; l’autre lui fit signe de la main de se déranger de son soleil.

— Monsieur, dit Stephen, je vais me battre ; seriez-vous assez bon pour me servir de témoin ?

— Non, j’aime mieux dormir au soleil… Cependant, où vous battez-vous ?

— Je ne sais, au premier endroit venu.

— Écoutez. Si vous voulez vous battre à dix minutes de chemin d’ici, je vous montrerai un endroit charmant ; c’est une belle allée sablonneuse entre deux rideaux d’ormes ; à trois pas, on ne vous verrait pas, c’est au milieu d’un petit bois ; aussi bien les lilas doivent être en fleur, ce sera une délicieuse promenade. Si vous voulez vous battre à cet endroit, j’irai vous servir de témoin, parce que j’ai du tabac à porter à un homme qui demeure sur la route, un brave homme s’il en fût jamais, qui paye bien et sans chicaner.

— Je me battrai où vous voudrez.

Un des témoins de l’adversaire se retira.

Les deux combattants, avec chacun un témoin, se dirigèrent sous la conduite du dernier venu.

— Votre physionomie m’a prévenu, dit-il à Stephen, et j’ai affaire de ce côté ; sans cela, vous comprenez que moi, Wilhem Girl, je n’aurais pas quitté mon soleil pour aller ainsi me fatiguer et voir se battre des gens que je ne connais pas… Attendez-moi un instant, dit Wilhem en passant devant une maison.

Quelques minutes après, il redescendit, comptant de l’argent dans sa main et se parlant à lui-même chemin faisant : « Quatre florins, les pommes de terre ont un peu haussé de prix, à cause des semences ; mais, en revanche, j’ai du tabac pour plus d’un mois encore ; voici, de bon compte, de quoi vivre pendant onze grands jours, fumer et dormir au soleil et faire mon lézard sans aucun souci de la nourriture. Allons, allons. »

Et il se frotta joyeusement les mains.

— Tenez, dit-il, voici l’endroit que je vous avais promis ; il est impossible de voir rien de plus joli ; je vais m’asseoir là au soleil, et faites votre affaire.

En ce moment, Stephen songea qu’il allait peut-être mourir loin de Magdeleine ; il écrivit au crayon : « Adieu, tu as ma dernière pensée et mon dernier soupir ! » Il écrivit dessus le nom et l’adresse de Magdeleine.

— Monsieur, dit-il à Wilhem, je vous prie, au nom du ciel, de porter cette lettre à son adresse, et vous serez généreusement récompensé.

— Monsieur, dit Wilhem, je m’inquiète peu du ciel quand il est sombre et brumeux ; vous eussiez mieux fait de me dire : « Au nom du soleil, » car le soleil est mon ami. N’importe, j’irai.

— Donnez-moi un sabre, dit Stephen au témoin de son adversaire.

— Un moment ! dit le témoin ; si vous voulez faire des excuses… le duel peut ne pas avoir lieu ; on ne se bat pas pour son plaisir, et si on peut éviter l’effusion du sang…

Stephen regarda son ennemi ; sa physionomie avait quelque chose de si insultant, de si platement vain, de si bêtement orgueilleux, qu’il répondit en haussant les épaules :

— Monsieur, les témoins ont la mission de présider au duel et non pas de l’empêcher.

— Alors, dit l’adversaire, je vais vous donner une légère correction.

— Attendez, dit Stephen.

Et il se rapprocha de lui.

— Comme je ne sais pas me servir du sabre, comme vous êtes un fat et un impertinent, si vous êtes vainqueur, ce qui est probable, je ne veux pas ne pas avoir eu ma vengeance.

Et il lui donna deux ou trois fois de sa main au travers du visage ; l’autre saisit son sabre ; Stephen prit le sien des mains du témoin, qui s’écarta.

Cependant Wilhem, malgré l’observation de l’autre témoin, était resté étendu au soleil et battait le briquet pour allumer sapipe ; et, tandis que les lames se choquaient, que Stephen, assez maladroitement, mais avec une vigueur et une agilité extraordinaires, pressait son adversaire, qui paraît ses coups sans presque riposter, Wilhem disait à demi-voix : « S’il est tué, j’irai porter la lettre ; il y a treize bonnes lieues ; le moins qu’on puisse donner à un homme, c’est un florin par lieue, car il faut revenir ; j’aurai donc treize florins, c’est plus d’un mois de nourriture sans rien faire ; mais aussi ce sont quatre bons jours de soleil que je perdrai à me fatiguer ; c’est égal, ce jeune homme m’intéresse. J’irai. »

En ce moment, Stephen, à son tour, était obligé de se défendre ; mais son inhabileté ne lui permettait pas de parer les coups ; il était forcé de reculer. Tout d’un coup il s’élança comme un aigle, porta à son adversaire un coup sur le bras. Celui-ci saisit son sabre de la main gauche, mais le témoin se jeta entre eux.

— Assez, messieurs, assez ! dit-il ; vous vous êtes bravement conduits.

— Monsieur, dit Stephen, nous nous reverrons.

— Non, monsieur, dit l’étranger, car je suis obligé de quitter la ville aujourd’hui. Je vous remercie de la bonne volonté que vous me témoignez de me fendre le crâne ; et, à coup sûr, si votre science en escrime répondait à la vigueur de votre poignet, je ne pense pas que mes pieds eussent pu me reconduire… Néanmoins, comme je ne puis vous donner votre revanche ni vous offrir une autre satisfaction, je vous demande pardon de la scène de ce matin : j’avais bu du genièvre outre mesure, mais vous m’avez dégrisé.

Comme Stephen enveloppait d’un mouchoir son bras blessé, Wilhem Girl s’approcha de lui :

— Faudra-t-il porter la lettre ?

— Non, dit Stephen.

— Allons, murmura Girl, je me suis dérangé pour rien.

— Je n’ai pas d’argent en ce moment, lui dit Stephen à voix basse ; mais, d’ici à quelques jours, je vous porterai mes remercîments. Où demeurez-vous ?

— Quand il fait du soleil, vous êtes sûr de me trouver auprès de la haie où vous m’avez pris, jusqu’à midi. À midi, le soleil tourne et je vais chercher un autre endroit ; mais, vers quatre heures, quand il se couche, vous me trouverez de l’autre côté de la haie.

On se remit en route vers la ville.

Stephen demanda à son adversaire quelle était la cause de sa querelle avec Edward.

— Hier soir, avec les deux amis qui m’ont accompagné chez vous ce matin, je rentrais ivre ; nous avions fait un excellent repas, et mes amis n’étaient pas en plus mauvaise situation que moi. Un homme me poussa, je courus après lui en jurant.

» — Je veux me battre avec vous, lui dis-je.

» — Si j’avais aussi bien soupé que vous, répondit-il, je ne demanderais pas mieux que de vous faire ce plaisir.

» — Soupez, lui dis-je, et nous nous battrons après.

» — Avec un peu moins de vin dans la tête, continua-t-il, vous comprendriez que si, à l’heure qu’il est, je n’ai pas encore soupé, c’est que mes moyens ne me le permettent pas.

» — Eh bien ! je vais vous payer à souper.

» Nous entrâmes dans une hôtellerie ; il commanda, but et mangea de son mieux.

Quand il eut soupé, il me dit en souriant qu’il me remerciait beaucoup, mais qu’on ne pouvait se battre sans voir clair ; qu’au reste, il serait désespéré de donner un coup de sabre à un homme qui l’avait si bien traité. J’insistai, et nous convînmes d’un rendez-vous pour le lendemain.

— Probablement, dit Stephen, il a pris tout cela pour une plaisanterie.

— Je le crois aussi, et ce restera une plaisanterie, car je ne puis retarder mon voyage.

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