XLVII

— Nous avons bien fait de rentrer, dit Edward, voici qu’il tombe une horrible pluie.

Les nuages, chargés de vapeur, avaient fini par crever.

— Tu ne te couches pas ? dit Stephen.

— Non.

Et il se mit à la fenêtre. Quelques instants après :

— Il a bien une demi-heure que nous sommes rentrés ? Ah ! d’ailleurs, voici Marie qui monte se coucher. Bonsoir, ne m’attends pas.

Et Stephen l’entendit descendre.

Un trouble inconnu agita Stephen ; il sentait contre Edward un vif sentiment de jalousie : le pauvre jeune homme ne connaissait de l’amour que ce qu’il a de céleste, que ce qui vient de l’âme.

Pour la première fois de sa vie, ses lèvres avaient touché les lèvres d’une femme, et ce baiser était resté brûlant sur sa bouche : tout son corps frissonnait, ses bras s’étendaient pour étreindre et n’embrassaient que l’air. Il se leva.

— Elle est là ! près de moi. Peut-être elle partage les désirs qui me dévorent ; peut-être mon baiser la brûle aussi : son cœur battait si fort dans mes bras !… Et cet Edward ! lui, il a une femme ? Ô mon Dieu ! qui calmera cette horrible fièvre ? Et pourquoi ne pas la calmer dans ses bras ? Elle m’aime, elle me désire comme je la désire ; peut-être elle prie le ciel de me conduire auprès d’elle… Ô mon Dieu ! comme ma tête s’égare, comme elle est horriblement pleine de tableaux d’une mystérieuse volupté !

Il ouvrit la fenêtre, l’air le calma un peu ; mais il vit la croisée de Marie éclairée ; puis la lumière fut éteinte, et il ne vit plus qu’une faible lueur.

Il sentit ranimer en lui l’ardeur dévorante de ses désirs.

— Elle se couche seule, et moi seul !

» Qui nous sépare ? Ma stupide timidité !

» Quels que soient ses désirs, ce n’est pas elle qui peut venir ; elle m’attend. Allons, allons !

Et il sortit dans le corridor, ne respirant pas, posant à peine les pieds. Mais, arrivé à la porte de Marie, son cœur battit si fort, si convulsivement, qu’il ne se sentait plus vivre. Il leva la main pour frapper, mais il ne le put.

— Elle va me chasser, elle va crier, et, si elle ouvre la porte, si je la vois et qu’elle me chasse, je la tuerai.

Il retourna à sa chambre. Il se remit à la fenêtre et s’aperçut que celle de Marie était restée entr’ouverte.

Une nouvelle frénésie s’empara de lui. Il monta sur le toit, et, s’aidant des pieds et des mains, parvint jusqu’à cette fenêtre ; il la poussa doucement, il entra.

À la lueur d’une veilleuse, il vit Marie endormie, couchée sur son lit, presque entièrement nue. Son dernier vêtement était dans un tel désordre, qu’il ne cachait presque rien de son corps. Stephen devint fou ; il dévorait du regard ces formes, ce corps nu qu’il eût voulu, au prix de sa vie, couvrir de baisers : la bouche entr’ouverte, il humait avidement l’air qui entourait Marie ; il baisait l’air qui l’avait touchée.

La figure de la jeune fille respirait la paix et le calme ; ses cheveux étaient détachés, sa poitrine suivait le mouvement desa respiration, et ses petits pieds étaient nus, blancs comme de l’albâtre.

Haletant, éperdu, Stephen s’approcha ; il se pencha sur la jeune fille et posa doucement ses lèvres sur les siennes ; l’haleine de Marie le brûla ; sa main s’étendit vers elle.

Mais… son œil, en suivant sa main, aperçut la bague de cheveux qu’il avait au doigt.

Il lui sembla qu’il se réveillait en sursaut.

— Magdeleine !

» Ô mon Dieu ! Non ! non ! il faudrait renoncer à Magdeleine ! » Non ! non !

Il remonta précipitamment sur la fenêtre.

— Dors, dors, jeune fille.

Il se traîna encore en rampant et rentra dans sa chambre.

— Ô Magdeleine ! dit-il, pardonne-moi, je suis encore digne de toi.

» Et pourtant mes lèvres ne seront pas vierges pour te donner le premier baiser sur tes lèvres vierges.

Et il essuya sa bouche, comme pour effacer l’empreinte du baiser de Marie.

Share on Twitter Share on Facebook