CXLIV LE CIMETIÈRE

Le temps est pesant et orageux.

Les nuages lourds passent sur la lune, elle ne paraît que par intervalles.

Le cimetière est fermé d’un côté par un haut mur en demi-cercle, de l’autre par la rivière.

À l’entour, les peupliers frissonnent sans qu’il fasse du vent, et le bruit de leur feuillage se mêle à celui de l’eau qui coule lentement.

Hormis l’eau et les feuilles, on n’entend aucun bruit.

Les peupliers, quand par moments le vent s’élève, se balancent et ont l’air de fantômes noirs ; les pierres des tombes sont cachées sous l’herbe, l’herbe épaisse s’élève jusqu’à la ceinture, excepté dans quelques sentiers étroits.

Un bruit se fait entendre, c’est un bruissement de l’eau ; approche et aborde sur la rive un corps qui se dresse et marche dans l’herbe.La lune s’est un instant dégagée des nuages : il suit un sentier et il cherche.

Il n’est vêtu que d’un pantalon de toile dont l’eau ruisselle, il porte une pioche sur son épaule.

Il cherche et il s’arrête devant une tombe récente, car il n’y a pas d’herbe alentour, et la pierre qui doit la recouvrir est auprès, non encore taillée.

Là, il se met à genoux et il prie.

Puis il prend la pioche et frappe : un coup sourd retentit ; il s’arrête. Ses cheveux sont hérissés et ses yeux semblent sortir de sa tête : le son est mort. Il frappe un second coup et se hâte d’enlever la terre.

Un coup a sonné plus creux ; la pioche lui échappe, et lui il tombe sur les genoux ; ce dernier coup a frappé sur la bière, presque sur le corps.Quand le silence est revenu, il enlève la terre lentement et avec précaution, la bière est à découvert.

Avec la pioche il détache une planche, puis deux. Il voit une forme blanche ; le linceul, déchiré, trahit les contours du cadavre, d’un mouvement convulsif il arrache le drap, qui cède et se déchire ; le corps est nu.

Il ne peut respirer, son cœur bat comme un marteau ; un nuage épais cache la lune ; il attend.

Le corps est nu, ce corps si beau, si souple si gracieux, qu’une fois seulement il a tenu dans ses bras. Le nuage glisse lentement.

Cette bouche dont le sourire était si doux, dont les baisers crispaient le cœur ! ces yeux dont un regard avait plus de prix que l’empire du monde !

La lune va bientôt reparaître ; l’extrémité du nuage est bordée d’une frange d’argent.

Ce corps, il vient le prendre encore dans ces bras ; ces yeux, il vient les revoir encore ; cette bouche, il vient lui donner un dernier baiser, un baiser d’adieu et de pardon.

C’est la dernière volonté de la morte.

Il vient appliquer sa bouche sur la bouche de la morte et lui donner un baiser qu’elle ne rendra pas, qu’elle ne sentira pas.

Le vent souffle légèrement, et fait trembler les feuilles, et achève de chasser le nuage ; la lune éclaire tout le cimetière d’une mystérieuse lueur ; il se penche sur la tombe ; mais il jette un cri et s’enfuit, car il a vu le corps.

Le corps, les chairs tombent en lambeaux, et des vers rongent ses yeux.

Il s’enfuit et court ; mais, dans la grande herbe, une tombe sous ses pieds le renverse ; il se relève égaré, frénétique ; il court.

Dans la grande herbe, encore une tombe sous ses pieds le renverse ; il se relève écumant, les yeux hagards : sa tête est perdue, il voit toutes les tombes ouvertes et tous les morts qui, la tête sortie du linceul, le regardent avec des yeux étincelants et le suivent du regard. Le murmure des feuilles lui semble des paroles mystérieuses que les morts s’adressent à voix basse ; il est là immobile, roide et froid, comme un cadavre lui-même.

Puis encore il retrouve de la force et s’enfuit ; à chaque instant il tombe et se relève ; enfin il est au bout. Malédiction ! c’est la muraille. Il prend une autre direction ; encore la muraille. Insensé ! il s’élance contre elle en bondissant comme un chat sauvage ; il veut la franchir ; il la frappe du front, et il roule par terre ensanglanté et évanoui. Mais la terre est fraîche ; il reprend ses sens et regarde autour de lui ; ses idées reviennent, un frisson de glace court de ses pieds à la racine de ses cheveux.

— N’importe, c’est la volonté de la morte : elle aura mon baiser d’adieu et de pardon.

Il brise un arbre et armé d’un bâton, marche dans l’herbe pour retrouver la tombe.

La voilà, la lune l’éclaire.

Horrible !

Encore les chairs pendantes et les vers dans les cavités de des yeux.

— Magdeleine, Magdeleine, est-ce donc toi ?

Il s’agenouille, et prie, et pleure.

Puis il s’incline et pose ses lèvres sur les lèvres du cadavre.

Haletant, il s’appuie contre un arbre, puis il prend la pioche ; mais il ne peut refermer la bière, ni détacher ses yeux du corps.

— Adieu, adieu !…

Et il recouvre la bière. Vingt fois il s’arrête : il lui semble qu’il l’étouffe en mettant tant de terre sur elle.

Quand tout est fini, il dit encore : « Adieu, Magdeleine, adieu ! » et il baise la terre qui la recouvre, et il gagne la rivière. Il se retourne encore, mais la lune est cachée, on ne voit plus la tombe.

— Adieu !…

Et il se jette dans l’eau noire, et le bruit de son corps dans l’eau lui semble un ricanement des morts qui le voient partir. Il nage avec force et arrive sur l’autre bord.

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