LXXXIV Le tort d’avoir raison

Non, je ne te hais pas, tu n’es plus mon amie ;
Ton cœur vif et léger n’est pas fait pour le mien.
L’amour, l’amour ! ah ! le connais-tu bien ?
Pour toi c’est un plaisir, et pour moi c’est la vie.

Magdeleine ne disait pas tout à Stephen ; elle ne voyait plus Stephen ce qu’elle l’avait vu autrefois : la jolie figure d’Edward, le luxe dont il était entouré et embelli ; les plaisirs qui couronnaient sa vie ; l’aisance et le laisser-aller que lui donnait l’habitude du bonheur, avaient produit sur l’esprit de la jeune fille une impression défavorable à Stephen.

L’avenir avec lui apparaissait sombre et orageux, tandis qu’avec Edward elle rêvait une vie calme et toute dorée de ces plaisirs qu’elle aimait encore, parce qu’elle n’en avait joui qu’à moitié pendant l’hiver qui venait de s’écouler ; le seul lien qui l’attachait encore à Stephen était la pitié pour les souffrances qu’elle lui voyait endurer, et elle se plaisait à se persuader qu’elles ne seraient pas de longue durée ; mais elle ne pouvait s’expliquer l’amour qu’elle avait eu pour Stephen que par le trop plein de son jeune cœur qui avait débordé, et par le charme romanesque et poétique que Stephen répandait autour de lui. Son amour n’avait été qu’un reflet de celui qu’il avait pour elle ; la douleur de Stephen gênait son bonheur, mais elle ne la partageait pas, et par moments elle lui reprochait comme une exagération l’expression de sensations qu’elle ne pouvait plus comprendre.

Le pauvre Stephen, qui se croyait généreux en consentant à tout ce que lui demandait Magdeleine, ne s’avouait pas à lui-même que la grandeur et la noblesse de son sacrifice ne lui donnaient la force de le faire que parce qu’il en paraissait lui-même plus grand et plus noble aux yeux de celle qu’il aimait ; il était loin de comprendre toute l’horreur de sa situation ; cette douleur des adieux, ces nuits sans sommeil qui précédaient la séparation étaient encore un bonheur pour lui, car elles lui faisaient sentir son amour dans toute sa force et toute son exaltation : c’était encore des intérêts communs avec Magdeleine ; leur existence était encore enlacée, et il accueillit avec empressement l’idée de lui rendre ses lettres, mais il mit pour condition qu’il les lui remettrait à elle-même, sous l’allée des tilleuls.

Tout cela n’était pas de la générosité ni de la grandeur d’âme, c’était un moyen et un prétexte de la voir encore une fois, et ce qu’il y avait de dramatique dans sa situation lui en dérobait les conséquences : la séparation et l’indifférence. Il se serait facilement résigné à la perdre toute sa vie, mais il ne savait pas ce que c’était que l’avoir perdue. Les souffrances et les déchirements du cœur ne sont rien ; ce qui est mal, c’est son engourdissement et son insensibilité ; il faut que le cœur soit plein de jouissances ou de douleurs ; il peut s’en nourrir également ; mais ce qu’il ne peut supporter, c’est le vide.

Il en est des peines morales comme des souffrances physiques : dans une forte douleur de dents, on trouve un plaisir à se couper avec les dents la gencive souffrante, à porter la douleur à son plus haut degré.

Stephen descendit donc au jardin avec les lettres. Magdeleine y était déjà : il les lui remit.

— Magdeleine, dit-il, c’est mon cadeau de noces.

Elle voulut se retirer.

— Attendez, restez un moment, dit Stephen ; encore une fois, ne pouvez-vous me donner quelques instants d’un bonheur mort pour moi ? Laissez-moi vous contempler quelques instants en ces lieux, témoins de tout le bonheur de ma vie.

» Magdeleine, voici nos noms tracés sur cet arbre ; je les gravai le jour où je partis pour gagner pour vous une honnête médiocrité : ce jour-là, j’étais plein de force et de courage.

» Tenez, Magdeleine, voici encore cette aubépine. Vous souvient-il qu’un jour je vous fis de ces fleurs une couronne de mariée ? Alors, cette idée faisait doucement battre mon cœur, car c’était moi qui devais un jour détacher cette couronne.

» Rien n’est changé ici, Magdeleine, rien que votre cœur.

» Et pourtant, Magdeleine, ce que je vous offrais, c’était le bonheur.

Magdeleine voulut partir, mais d’un regard suppliant il la retint.

Mais Stephen, en lui voyant faire un pas, avait senti un affreux déchirement ; il n’y avait plus de lien entre elle et lui ; une fois elle partie, ils devenaient complétement étrangers l’un à l’autre ; et lui, si résigné il n’y a qu’un instant, voulut tenter un dernier effort désespéré.

— Prenons garde, Magdeleine, prenons garde, nous rejetons le bonheur, le seul bonheur vrai. Vous le savez, je puis tout sacrifier à votre félicité ; mais est-ce votre félicité que vous cherchez ? Savez-vous ce que c’est qu’un mariage de convenance, Magdeleine ! C’est la plus sale, la plus ignoble de toutes les prostitutions.

» Oui, répéta-t-il, répondant à un mouvement de surprise de Magdeleine, la plus sale et la plus ignoble.

» Qu’est-ce que la prostitution, sinon les conséquences de l’amour sans l’amour, l’union des sens sans amour ?

» Qu’est-ce que le mariage de convenance ? et comment une femme peut-elle se résigner à s’abandonner aux bras d’un homme, de sang-froid, sans y être jetée involontairement par une douce ivresse et par un irrésistible entraînement ?

» Et cette prostitution-là est plus pardonnable cent fois et moins repoussante qui pousse une pauvre fille à vendre son corps pour avoir du pain, que celle décorée du nom de mariage de convenance, qui n’a peur but et pour cause qu’un cachemire, ou des perles, ou une voiture.

» Et c’est pour cela, Magdeleine, que vous m’abandonnez ! »

Magdeleine voulut encore partir ; la démonstration de Stephen, toute juste et mathématique qu’elle soit, était loin de l’avoir persuadée ; elle l’avait au contraire choquée et lui avait fait perdre le commencement.

Car les mêmes mots qui entraînent et exaltent la femme qui nous aime et emportent son âme au ciel sur des ailes de feu, ne sont que ridicules quand elle ne nous aime plus ; la passion a une langue à elle ; si elle parle à des oreilles qui ne l’entendent pas, elle excite le rire, comme parmi le peuple, au théâtre, le baragouinage d’un étranger.

Il la retint par le bras.

Oh ! ne me quitte pas, dit-il, tu m’as trompé ; je me suis ; trompé moi-même ; cet effort dont je me croyais capable, il est au-dessus de mes forces autant que le soleil au-dessus de ma tête. Ne m’abandonne pas, Magdeleine, aie pitié de moi ! Ce bonheur qu’un autre te promet, je te le donnerai. Veux-tu de la richesse, de l’or ? J’en aurai ; car, pour t’avoir à moi pour ne pas te perdre, les plus grands efforts ne seront rien pour moi ; je dépasserai tous les hommes sur le chemin de la fortune et des honneurs, car je suis plus fort qu’eux avec ton amour. Parle, Magdeleine, que veux-tu ? il n’est rien qui soit au-dessus de mes forces. Veux-tu un palais de marbre et de l’or à fouler aux pieds ? veux-tu des honneurs ? veux-tu être reine, Magdeleine ? Tout est à toi ! tout ce qu’il y a dans le monde ; car, je le sens, personne ne pourra me disputer ce qu’il me faudra atteindre pour te conquérir. Parle, Magdeleine, l’univers est à toi ; ne te donne pas à un autre. Attends un mois, attends un jour, je te donnerai une couronne !

Et il se traînait à ses pieds.

Mais, légère comme une ombre, elle s’échappa de ses mains et disparut.

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