LXXXV

Au travers des vitraux peints, le soleil pénètre dans l’église.

Tous les assistants sont recueillis dans un religieux silence et les yeux tournés vers la porte.

On entend des pas de chevaux, une voiture s’arrête, les deux battants s’ouvrent ; la curiosité fait oublier la sainteté du lieu, on se précipite pêle-mêle pour mieux voir ; une sorte de bedeau fait ouvrir un passage.

Edward tient sa fiancée par la main.

Et derrière eux s’avancent Suzanne et son mari, M. Müller et le père de Suzanne, Schmidt et d’autres parents.

Magdeleine est bien belle, vêtue de blanc, avec la couronne d’oranger dans ses cheveux noirs ; ses yeux sont attachés sur la terre ; son pas est si léger, que sur les dalles de l’église on ne l’entend pas marcher. Edward est beau aussi, et embelli par le bonheur.

Tous deux s’agenouillent sur des coussins de velours cramoisi bordés de franges d’or.

La messe de mariage commence.

Et la voix des prêtres monte au ciel avec l’encens qui parfume l’église.

Et tout bas causent les femmes et les hommes.

— Un beau couple !

— Sa robe est du plus beau satin, et son voile de la plus fine dentelle.

— Elle a le plus joli pied et la plus jolie main qu’on puisse voir.

— On dit que c’est un mariage d’inclination.

— Oui, et, malgré cela, toutes les convenances s’y trouvent.

— Le jeune homme est très-riche.

— Oui, mais mademoiselle Müller est si belle et si bonne !

— Il est fort bien mis ; le diamant qui attache sa chemise vaut plus de mille florins.

— On dit qu’il a beaucoup d’esprit.

— C’est un garçon de mérite.

— C’est égal, M. Müller a du bonheur d’avoir marié sa fille aussi avantageusement.

— C’est un beau mariage, et qui rapporte gros à l’église.

— Il a donné beaucoup d’argent aux pauvres.

— Êtes-vous invité au bal ?

— Ah ! il lui met l’anneau à la main.

— Comme elle rougit, la pauvre fille ! Elle est bien heureuse !

— On dit qu’ils s’adorent.

À ce moment, le prêtre les bénit et engage l’assistance à prier pour le bonheur des nouveaux époux ; tout le monde s’agenouille.

Et à deux genoux tombe sur les dalles Stephen, horriblement pâle !

Il était là avant eux, caché derrière un pilier. Il est résigné en apparence, car il a promis à Magdeleine.

Et, tandis que tout le monde prie pour eux, lui, les mains jointes et du cœur, il dit à demi voix : « Ô mon Dieu ! que Magdeleine soit heureuse ! que Magdeleine soit heureuse ! De ce jour j’ai renoncé à ma part de bonheur dans ma vie ; que cette part soit jointe à la sienne. Mon Dieu, versez sur elle toutes vos bénédictions ! »

Ils se lèvent ; Magdeleine et Edward échangent un regard, et, on ressort de l’église dans le même ordre que l’on y est entré ; on remonte en voiture ; les chevaux partent au grand trot.

Stephen ne les a pas perdus de vue ; il court, et avant eux il est rentré dans la maison et enfermé dans sa chambre.

Là, il se jette la lace contre terre et pleure amèrement.

— Elle est à lui !

» Je l’ai laissée être à lui !

» Qu’aurais-je fait d’elle, elle ne m’aimait pas !

» Elle est à lui, malédiction !

» Et moi, que vais-je devenir ? Où va ma vie ?

» Tout est fini maintenant.

» Tout !

» Malédiction sur moi et sur ma vie ! mort à mes belles espérances, à la riche poésie de mon cœur ! mort à cet avenir dont je m’enivrais !

» Le cœur d’une femme ! J’aurais dû me tuer sous ses yeux, empoisonner son bonheur, ou plutôt les poignarder tous deux dans l’église, rougir les dalles de leur sang. Je ne l’ai pas fait ! je suis un lâche !

» Ma tête, mon esprit, mon cœur, tout est malade et saignant, saignant le plus pur de mon sang.

» Que faire maintenant ? quel est mon but, mon espoir, mon avenir, ma vie ?

» Rien, rien ; je n’ai plus rien ni force ni courage.

» Malheur à moi ! »

À ce moment, au-dessous de lui, Stephen entend remuer les siéges : on quitte la table, la musique commence ; on passe dans le salon, on danse ; il sait le mouvement des danseurs, il entend leurs pas.

Il pleure.

Plus tard, la danse s’anime ; ou entend de longs éclats de gaieté.

Puis la musique s’arrête.

On parle, on ouvre et on ferme des portes ; les voitures roulent ; on part, on va les laisser seuls.

Oh !

Stephen se lève et bondit comme un tigre.

Il écoute ; encore une voiture, c’est la dernière, car on ferme toutes les portes.

— Ils sont seuls ?

Un tremblement convulsif agite les membres du malheureux.

— Elle va être à lui, dans ses bras, sa chair contre sa chair, sa bouche sur sa bouche ; à lui ! nue dans le lit !

Il descend nu-pieds, retenant son haleine il va coller son oreille contre la cloison. Il les entend. Ils ne sont pas couchés, pas encore.

— Oh ! non, non, cela ne se peut pas ; le ciel ne peut le permettre ; ils ne sont pas encore couchés ; il y a encore le temps à la foudre d’écraser eux ou moi.

Stephen se sent froid au cœur ; il a entendu un baiser ; mais Magdeleine s’échappe des bras d’Edward, car on marche ; il reconnaît son pas léger et un pas plus pesant.

— Ah ! si elle ne voulait pas ! Elle ne veut pas ; elle n’ose pas, elle se rappelle qu’elle est à moi ; et c’est horrible d’être aux bras d’Edward ; elle résiste.

Stephen tombe à genoux.

— Merci, mon Dieu ! elle ne veut pas ! Edward prie, elle pleure.

» Encore un baiser, je ne l’entends pas fuir.

» Ô mon Dieu ! mon Dieu !

» Ils sont au lit ; j’entends des baisers, de longs baisers. Ah ! elle les rend ; les baisers sont plus fréquents, plus pressés, elle les rend ; elle lui rend ses baisers !

Et la main de Stephen est rouge du sang qui coule de sa poitrine ; des lambeaux de sa chair pendent à ses ongles.

À ce moment, ses yeux eussent paru s’élancer de sa tête, et son âme de sa bouche entrouverte.

Car le lit craque et gémit sous les corps amoureux des époux ; Stephen l’entend, et il entend aussi les plaintes de Magdeleine ; mais à ces plaintes succèdent des soupirs, des mots entrecoupés par la volupté. Magdeleine, c’est elle ; elle dit : « Mon âme ! ma vie ! » Encore des baisers où la vie est sur la bouche, et des cris de plaisir.

Et Stephen, comme une pierre, tombe à la renverse et roule jusqu’au bas de l’escalier.

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