LXX

Près d’un mois s’écoula ; tandis qu’Edward suivait partout Magdeleine, dans les bals, dans les assemblées, au spectacle. M. Müller ne cessait de faire son éloge et de supplier Magdeleine de l’accepter pour époux. Suzanne, par sa raison et son amitié, exerçait sur l’esprit de son amie une grande influence. Depuislongtemps Stephen n’avait écrit. Magdeleine ne le voyait plus au spectacle.

Un jour, elle reçut une lettre de lui, mais elle ne venait pas du lieu ordinaire.

STEPHEN À MAGDELEINE

Tout est fini pour moi, Magdeleine, tout est perdu : la pauvreté s’opiniâtre à peser sur moi ; l’espoir qui me soutenait depuis si longtemps s’est éteint, et l’avenir n’est plus qu’un immense désert, borné seulement par un sombre brouillard.

Il y a trois semaines, j’ai reçu une lettre d’un parent, le seul qui m’avait témoigné quelque intérêt quand j’ai quitté ma famille ; il m’écrivait qu’il était malade et que, s’il avait bien jugé mon cœur, j’irais le consoler et le soigner.

Je montrai ma lettre au principal du collége et j’obtins un congé de huit jours ; je trouvai mon infortuné parent à l’article de la mort. Comme mon pauvre frère, il a été soldat ; ses blessures s’était rouvertes et lui faisaient éprouver d’horribles souffrances. Quand il m’aperçut, la vie parut se ranimer en lui ; il me reçut comme un sauveur. Depuis ce temps, je l’avais entouré de soins et de consolations ; mais le temps de mon congé s’était écoulé, quand j’ai voulu partir, il m’a supplié d’une voix éteinte de ne pas l’abandonner ; je suis resté. Il y a trois jours, on m’a annoncé du collége que l’on m’avait donné un successeur ; j’ai écrit tout de suite, et l’on m’a répondu que cette mesure était irrévocable.

J’ai beaucoup réfléchi, Magdeleine ; je ne sais plus aujourd’hui quand je pourrai me rapprocher de toi ; tous mes efforts sont perdus, et je n’ai plus ni force ni courage ; seulement, j’ai pensé que je ne pouvais plus longtemps t’enchaîner à mon sort, tu n’as pas assez de force pour marcher à côté de moi dans l’avenir triste et difficile que j’ai devant moi ! et moi, je ne me sens plus assez fort pour te soutenir, c’est assez de mes souffrances ! je ne pourrais supporter les tiennes ; je ne pourrais supporter la pensée que, sans moi, Magdeleine, heureuse et libre, épouse d’un mari riche, verrait couler des jours calmes et fortunés !

Ma résolution est prise, fixe et inébranlable ; je veux mettre toi et moi à l’abri de ta générosité ; tu ne voudrais pas m’abandonner, c’est moi qui te quitte ! tu ne sauras pas où je suis : je renonce à toi, je te rends tes serments. Aussitôt la mort de mon malheureux parent, je partirai, j’irai loin, sous un autre ciel.

Ne cède pas à la première impression que te causera cette lettre ; entourée de plaisirs et d’hommages, tu céderas à la loi commune, tu m’oublieras.

Je suis mort pour toi, et ma dernière volonté est celle-ci : épouse un homme digne de toi, et donne-lui tout l’amour que tu m’avais donné. Fais tout pour m’oublier et pour être heureuse.

Adieu, Magdeleine ; ne fais rien pour m’écrire ni pour me revoir, tout serait inutile, le sacrifice est consommé… »

Magdeleine pleura beaucoup à la lecture de cette lettre ; mais Suzanne mit tout en œuvre pour lui prouver que tout était pour le mieux.

— Il le dit lui-même, l’oubli pour l’absent est une loi inévitable : lui aussi t’oubliera ; il ne sera pas malheureux, il a assez d’illusions pour en parer une autre femme, et, peut-être, il épousera cette cousine riche dont on nous a parlé. Tu dois être aussi généreuse que lui : ce qui l’accable en ce moment est son bonheur pour l’avenir ; il sera forcé de céder au vœu de sa famille, et d’ailleurs, si son amour était invincible, il n’aurait pu trouver en lui assez de force pour ce sacrifice.

Le lendemain, il arriva une seconde lettre de Stephen ; mais elle tomba d’abord aux mains de Suzanne, qui la brûla.

Voici ce qu’elle contenait :

STEPHEN À MAGDELEINE

Ô l’insensé ! l’insensé ! Que t’ai-je écrit hier ? Déchire, brûle ma lettre ; je ne t’ai pas tout dit ; je ne t’ai pas dit que sans toi je ne pourrais supporter la vie ; je ne t’ai pas dit qu’en écrivant cette absurde lettre des larmes amères inondaient mon papier ; je ne t’ai pas dit que le plus affreux désespoir remplissait mon cœur ; je te trompais, je voulais mourir, Magdeleine, je voulais me tuer, car c’est le seul moyen de te séparer de moi ; c’étaient réellement les dernières volontés d’un mourant que tu as reçues.

Mais mon pauvre parent a vu mon abattement ; il m’a interrogé, j’ai tout dit. « Stephen, m’a-t-il dit, que je meure ou que je vive, tu ne seras pas puni du bien que tu m’as fait ; ce secrétaire renferme un contrat de rente, il t’est destiné ; ce n’est pas une fortune, mais, avec des goûts simples et du travail, tu pourras l’accroître… » Je ne pus que serrer sa main : il me rendait la vie.

Tout va donc bien, ma fiancée chérie, attends-moi, attends ton époux. Je ne puis te dire de m’écrire ici, c’est une maison retirée, la poste n’y vient pas ; je me dédommagerai du bonheur de recevoir tes chères lettres en t’écrivant moi-même. Attends-moi.

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