LXIX Un bonheur

— Je n’accepterai pas, dit Magdeleine.

— C’est une folie, reprit Suzanne ; il est beau et riche, et t’aime à en perdre la tête.

— Stephen m’aime aussi, et je lui ai promis d’être à lui, à la face du ciel.

— Regarde l’avenir, chère Magdeleine ; tu n’es pas riche, et Stephen est pauvre : l’un et l’autre vous pouvez faire un riche mariage, lui en épousant sa cousine, et toi M. Edward.

Si par une niaise infidélité, si par un inutile entêtement, vous vous obstinez tous deux à être l’un à l’autre, il viendra un jour où vous regretterez la richesse. L’amour meurt dans la pauvreté ; l’amour est un luxe de vie ; il ne peut exister quand la vie entière est prise et partagée par des soins minutieux d’argent, par une lutte continuelle contre la pauvreté ; l’un et l’autre vous serez malheureux, non-seulement de vos privations personnelles, mais encore de celles que vous verrez éprouver à l’autre.

— J’aime Stephen ! c’est le meilleur et le plus noble des hommes ; son amour suffit à ma vie.

— Regarde autour de toi, Magdeleine ; vois ce qui advient de tous ces mariages d’inclination ; tous les efforts, tous les ressorts de la vie sont tendus vers un seul but ; mais, une fois le but atteint, l’esprit et le cœur se divisent en une multitude d’autres soins, d’autres affections. L’amour s’use par la jouissance comme les forces par un repos prolongé ; il n’y a que la lutte pour les entretenir.

Tu n’aimes pas Stephen et Stephen ne t’aime pas ; ce que vous aimez l’un et l’autre, c’est une image idéale, un ensemble chimérique de perfections que vous vous appliquez. Relis cette folle lettre de ce fou, tu verras que tu es pour lui, non une femme, mais une femme qu’il adore sous ta forme, comme on adore Dieu dans une statue ou dans un tableau, comme les druides adoraient Teutatès sous la forme d’un tronc de bois. Le pauvre garçon a rêvé une divinité et t’a choisie pour la représenter ; il l’a incarnée en toi ; son imagination a été si loin, qu’elle le rendra injuste pour la beauté et les qualités que tu possèdes, parce que ce qu’il veut n’existe pas, et toi, Magdeleine, tu es loin d’être folle comme lui : ton exaltation n’est qu’un reflet de sa folie.

— Suzanne, il m’a confié son bonheur, est-ce pour le tuer ?

— Tu ne le tueras pas moins en te donnant à lui, tandis qu’en suivant nos avis, au moins tu lui conserveras l’illusion, qui est le véritable aliment de sa vie. Je le crois, il est capable de tout faire, bien et mal, pour te conquérir ; mais, une fois à lui, il verra que tu n’es qu’une femme, et à son amour succédera la froideur, le dégoût et peut-être la haine, car il croira que tu l’as trompé, quand c’est lui qui s’est trompé lui-même.

Pendant que les deux amies devisaient ainsi, Edward était avec M. Müller et lui demandait la main de Magdeleine. Le moment était parfaitement choisi, car M. Müller était ce jour-là fort heureux. Après de longues recherches, il avait trouvé l’étymologie de ranunculus, et, plein, gonflé de cette découverte, il était à parier que le premier homme auquel il pourrait la confier deviendrait son ami.

— Monsieur Edward, vous me voyez triomphant : vous connaissez les renoncules, en latin ranunculus ? Eh bien, monsieur, seul de tous les savants, je possède l’étymologie de ranunculus.

Il y a plus d’un an, j’avais déjà découvert que la terminaison vient de unculus, crochet, ongle, attendu que la renoncule provient de griffes, c’est-à-dire que sa racine est de l’espèce appelée griffe.

Aujourd’hui, une inspiration subite, une véritable lueur d’en haut, m’a fait voir une chose que j’aurais dû apercevoir cent fois : c’est que ranunculus vient aussi de rana, grenouille, parce que cette plante croit dans les lieux marécageux : le sens est donc indubitablement patte de grenouille.

Edward donna son assentiment et parut faire un grand cas de la science, de sorte que sa demande fut parfaitement accueillie, d’autant que c’était pour Magdeleine un parti fort avantageux.

Edward partit avec la promesse d’être présenté à Magdeleine le surlendemain.

Quand M. Müller fit part à sa fille de ce qui s’était passé, quand elle apprit qu’Edward avait le consentement de son père et qu’il ne manquait plus que le sien pour le mariage, elle devint toute tremblante ; les idées saines et justes de Suzanne avaient fait une vive impression sur son esprit ; elle se rappela que souvent elle n’avait pu suivre Stephen dans les nuages où son esprit s’élevait, et qu’elle avait été alarmée plus d’une fois de toutes les perfections qu’il lui accordait libéralement, gênée qu’elle se trouvait par les obligations que lui imposait une si haute opinion sur elle.

L’avenir, tel que le lui avait peint Suzanne, ne lui paraissait que trop vrai ; de plus, elle était encore sous le charme des plaisirs nouveaux pour elle dans lesquels elle vivait depuis quelque temps, et elle avait senti que la position de Stephen la séparerait forcément de Suzanne, dont la fortune allait encore s’accroître par son mariage. Il lui sembla que la vie brillante où elle se trouvait était sa vie naturelle et que celle qu’elle devait passer avec Stephen dans la médiocrité était un exil. Néanmoins, elle était décidée à garder ses serments et à faire à Stephen et à son bonheur le sacrifice de son avenir.

Suzanne seulement avait obtenu d’elle qu’elle ne préjugeât pas ses propres impressions et qu’elle se laissât présenter Edward.

— Et, ajouta Suzanne, as-tu vu comme ton père était heureux ? il devient vieux et il pense avec joie qu’il aura assuré l’avenir et le bonheur de sa fille. Magdeleine, pourquoi ne se fierait-on pas à la prudence des gens plus âgés ? Ils nous ont précédés dans la vie, ils ont passé par toutes nos impressions, leur passé renferme notre présent et notre avenir, ils peuvent juger mieux que nous et choisir pour nous.

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