LXXI

Mais quand, à travers la feuillée,

La lune glisse dans la nuit

Sa lumière bleue et voilée,

La sueur le glace, il frémit ;

La brise, qui dans le branchage

Souffle et fait trembler le feuillage,

Lui semble une voix qui lui dit :

— Maudit, maudit !…

GŒTHE.

Dans une chambre tristement fermée, tristement parfumée d’éther et d’eau de mélisse, Stephen était assis auprès de son parent, tenant à la main un livre qu’il ne lisait pas : il alla lever un rideau et revint à sa place ; à ce moment, le soleil était près de se coucher, et le médecin avait dit à Stephen : « Votre parent ne passera pas la journée, vous le verrez mourir au soleil couchant. » Jusque-là, Stephen avait désiré sa mort, car, depuis quelques jours, le pauvre homme souffrait d’horribles tortures, et, si le jeune homme en eût eu la facilité, peut-être l’eût-il empoisonné pour terminer son agonie. Mais, en ce moment, cette séparation de la vie et du corps a quelque chose de terrible et d’imposant à quoi l’on ne saurait résister.

L’âme qui se dégage légère et joyeuse laisse le corps comme un masque après le bal, comme un ami devenu riche, son ami pauvre.

Stephen tenait les yeux fixés sur le soleil qui descendait derrière une maison en face, de temps en temps les reportait sur le mourant qui râlait ; déjà ses pieds et ses mains étaient morts, sa voix était morte et son regard mort : ce râle semblait le restede sa vie qui cherchait à se rapprocher de la bouche pour s’échapper dans un dernier souffle.

À ce moment, le soleil descendit tout à fait, et involontairement, l’œil fixe, Stephen s’élevait sur ses bras pour le voir plus longtemps ; il disparut tout à fait, et Stephen jeta un horrible regard d’anxiété sur son parent : il râlait encore.

Ce fut seulement quatre heures après que ses yeux restèrent ouverts, que son cœur cessa de battre et le râle de se faire entendre.

— Allons, dit Stephen, il ne souffre plus !

Et longtemps il resta le regard attaché sur cette figure livide et inanimée.

— Tout est fini, répéta-t-il.

Une idée lui surgit : « Et ce contrat de rente qu’il m’avait promis, mon seul espoir pour me rapprocher de Magdeleine, je n’ai jamais osé lui en parler et il n’en a pas écrit la donation ; chaque espérance par laquelle je me laisse bercer n’est donc qu’un horrible sarcasme ! pour moi plus que pour lui, tout est fini. » Et après quelques instants d’abattement : « Cependant, ce contrat de rente est là, dans ce secrétaire ; il est à moi, c’est sa volonté qui me l’a donné : comment pourrait-il m’appartenir davantage ? Je puis le prendre : si je le laisse, à qui sera-t-il ? À des parents éloignés auxquels il n’a pas eu l’intention de le laisser. À qui doit-il appartenir ? Ou à des parents qui l’ont abandonné dans ses souffrances, ou à moi qui ai tout quitté, mon bien-être et mon bonheur, pour venir tristement l’assister aux lugubres heures de la mort ? À qui ? Ou à ceux à qui il n’a rien voulu laisser, ou à moi à qui il a légué de sa pleine volonté ce gage de reconnaissance ? Je suis un fou, il est à moi, parfaitement à moi ; la mort seule l’a empêché de me le donner, et c’est le seul moyen d’avoir Magdeleine. »

Et Stephen se leva et marcha vers le secrétaire. Cependant, quelque bien établi que lui parût son droit, il regarda si personne ne pouvait le voir par la fenêtre, il cacha la bougie avec la main, et, après s’être encore bien déduit les raisons qui faisaient de cette affaire un bien à lui, il ouvrit le secrétaire, mais sans faire de bruit et tournant lentement la clef ; puis il chercha dans les papiers, la poitrine oppressée, respirant à peine.

Comme il en lisait un, un froid mortel le glaça : il sentit une main sur son épaule.

Il se retourna brusquement, c’était le mort, le mort nu, décharné.

Pour un moment la vie s’était ranimée en lui, et, voyant un homme à son secrétaire, il était venu en chancelant. L’horreur de Stephen faillit le tuer. Du premier mouvement il laissa tomber la lumière et repoussa d’un coup dans la poitrine le mort, qui tomba lourdement, se fracassa la tête sur le coin d’une table et expira.

Alors Stephen, éperdu, voulut s’enfuir, mais ses pieds buttèrent contre le cadavre, et il tomba sur le corps froid.

Il se releva et s’élança dehors, courant à travers les champs comme un insensé ; la lune brillait et donnait à tout, pour lui, une horrible forme ; les arbres étendant leurs branches, lui paraissaient des cadavres allongeant les bras pour le saisir.

Peu à peu cette horreur se calma, il revint. Le médecin venait d’entrer dans la chambre.

— Vous êtes sorti un moment, dit-il à Stephen ; pendant ce temps, il aura voulu se lever, il est tombé, et ce coup a fini ses douleurs.

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