LXXXIX

Faites votre jeu, messieurs !

Pendant plus d’un mois ensuite, Stephen erra de côtés et d’autres, sans but et presque sans repos ; marchant dans la campagne des journées entières, sans voir personne, sans dire une parole, quelquefois se couchant au soleil dans la grande herbe, au bord de la rivière, et immobile comme une pierre, repassant ses souvenirs en pleurant ; souvent une sombre fureur s’emparait de lui quand il se demandait : « Tandis que je pleure ici, que fait-elle ? Oh ! se disait-il, elle n’est pas encore levée, elle est au lit, dans les bras de son mari ! » Et alors, il marchait à grands pas du côté de la ville pour aller étrangler Magdeleine de ses mains et écraser sous ses pieds la poitrine d’Edward.

Un jour seulement, il alla jusque-là, et, comme il traversait la promenade, il vit Magdeleine au bras d’Edward ; des hommes et des femmes parés les entouraient. Magdeleine parlait, et sans doute ses paroles étaient moqueuses, car tout le monde riait en les entendant. Stephen s’arrêta sans pouvoir ni marcher ni respirer, obligé de s’appuyer contre un arbre.

Les passants se retournaient pour voir Stephen ; sa figure était horriblement pâle et décharnée ; ses cheveux, mal peignés, retombaient sur ses yeux ; ses vêtements étaient à moitié déboutonnés et très-déchirés ; sa chaussure n’était pas cirée ; depuis bien longtemps la brosse n’avait touché ni son chapeau ni ses habits.

Aussi, quand Edward l’aperçut, il détourna de lui les yeux avec dégoût, entraîna Magdeleine et remonta avec elle dans sa voiture ; leur départ laissa Stephen comme stupide. Ce ne fut qu’au bout de longtemps qu’il s’aperçut qu’il était devenu l’objet de l’attention générale et qu’un cercle s’était formé autour de lui.

Il promena sur ceux qui l’entouraient un regard d’étonnement et de dédain, et, comme il fit un pas, la foule s’écarta avec une sorte de crainte et le suivit à quelque distance jusqu’à l’extrémité de la promenade.

Comme il rentrait dans la ville où il demeurait, il rencontra une ancienne connaissance, Wilhem Girl, qui autrefois lui avait servi de témoin dans un duel et auquel il avait négligé de porter,selon sa promesse, une récompense pour le service qu’il lui avait rendu.

Rien n’était changé pour Wilhem ; le soleil n’avait plus guère que deux heures à rester à l’horizon, et Wilhem fumait couché sur l’herbe, au pied de la haie, du côté opposé à celui où Stephen l’avait trouvé autrefois.

Stephen l’aborda et se fit reconnaître.

— Par la mémoire de mon père ! dit Wilhem, je ne vous aurais pas reconnu. Vous, autrefois si leste, si bien portant, avec un teint si animé et une démarche si vigoureuse ! vous êtes bien changé ? vous étiez maigre déjà alors, mais quelle différence aujourd’hui ! Vous autres, hommes de ville, vous vous fanez comme des fleurs dans une cave, et puis les soucis vous rongent le cœur : si vous étiez comme moi, resté au soleil, vous auriez conservé votre santé.

Comme ils parlaient, un homme mis avec élégance et monté sur beau cheval s’approcha d’eux et dit à Stephen :

— Mon ami, porte cette lettre à son adresse ; si tu y mets de la diligence, tu n’auras pas à t’en repentir. Je t’attends ici.

Stephen, sans lui répondre, fit signe à Wilhem, qui prit la lettre et partit.

L’étranger attacha son cheval et s’assit à une petite distance de Stephen. Pendant quelque temps, il siffla entre ses dents ; puis, avec sa cravache, s’amusa à couper les petites fleurs et les brins d’herbe les plus élevés.

Et, quand il se fut passé assez longtemps pour qu’il pût espérer de voir revenir Wilhem Girl, ses yeux restèrent fixés sur le chemin qu’il avait pris. Plusieurs fois, il se leva pour aller au-devant de lui jusqu’à un endroit où un monticule permettait d’étendre la vue.

Enfin Wilhem arriva ; il rapportait une lettre ; l’étranger hésita à l’ouvrir, comme un homme qui craint de perdre sa dernière espérance ; puis brusquement fit sauter le cachet et lut rapidement. En lisant, il pâlit et passa la main sur ses yeux comme si un nuage l’empêchait de voir ; il relut une seconde fois.

— Malédiction ! s’écria-t-il. C’est impossible.

Il relut encore la lettre, et ses bras tombèrent de stupéfaction et d’abattement.

Puis il marcha à grands pas, et, après avoir jeté quelques pièces de monnaie à Girl, il monta sur son cheval, lui donna des deux éperons dans les flancs et, comme il s’élançait, le retint si brusquement, qu’il se cabra et faillit le renverser, puis il le laissa aller au pas, plongé qu’il était dans un morne abattement.

Quand Stephen eut réparé son oubli à l’égard de Girl, il se mit aussi en route et bientôt rattrapa le cavalier ; il avait laissé tomber sa cravache : Stephen la ramassa et la lui rendit.

— Je vous remercie, dit l’étranger. Suis-je sur la bonne route ?

— Où voulez-vous aller ? dit Stephen.

— Ma foi, je ne sais pas. Ce que j’ai de mieux à faire, continua-t-il à demi-voix et se parlant à lui-même, c’est, je crois, d’aller au fond de la rivière ou de me faire sauter la cervelle. – Vous êtes d’heureux coquins, vous autres, ajouta-t-il haut, vous êtes à l’abri de ce qui me tue aujourd’hui.

— Je ne suis pas un coquin, dit Stephen en souriant amèrement, et encore moins je suis heureux, et je doute fort que vos malheurs soient aussi irréparables que les miens.

L’étranger parut surpris du langage de Stephen ; il le regarda, et, avec le tact d’un homme qui a vécu dans le monde, sans lui témoigner de surprise ni lui demander d’excuses, du ton avec lequel il l’avait traité, il mit son cheval au pas de Stephen ; et du ton dont on parle à son égal :

— Monsieur, dit-il, ma position est celle-ci. J’ai perdu quinze mille florins au jeu avec un baron de Wersheim. Je suis sûr qu’il a triché et m’a volé indignement. Je n’ai pu m’empêcher de le dire, il a fait le geste de me donner un soufflet ; on m’a arrêté comme j’allais lui casser un fauteuil sur la tête : je lui ai demandé raison ; il m’a répondu que ce serait une manière trop commode de payer ma dette et qu’il ne se battrait avec moi qu’après avoir reçu son argent ; que, si j’y tenais, il fallait me presser, attendu qu’il part demain au soir.

» Eh bien, j’ai tant dépensé d’argent l’hiver passé, qu’il m’est impossible de réaliser cette somme avant une semaine. Je viens d’écrire à un oncle pour la lui emprunter. La vieille bête m’a refusé. Je n’ai d’autre ressource que d’aller brûler la cervelle au baron de Wersheim et de m’en faire autant après. Mais, dit l’étranger entre ses dents et après avoir examiné le costume de Stephen à quoi m’amuse-je à vous raconter cela, si ce n’est qu’au moment de prendre une grande résolution on se donne des prétextes pour ajourner sa décision et l’on se plaît à laisser flâner son esprit.

— Allons, dit Stephen, répondant à une idée qui roulait dans sa tête depuis quelques minutes. Allons.

— Monsieur, continua-t-il, peut-être n’avez-vous pas eu tort autant que vous le croyez de me confier votre situation, car je puis vous prêter les quinze mille florins.

— Vous ! dit l’étranger avec un doute très-prononcé.

— Moi, dit Stephen.

Et, comme ils étaient près de la maison, il entra, prit un papier et lui dit :

— Voici un contrat qui vaut le double ; il vous sera très-facile de trouver à emprunter dessus vos quinze mille florins ; voici ma procuration.

— Monsieur, dit l’étranger, je ne saurais vous peindre mon étonnement ni ma reconnaissance ; je suis à vous à la vie, à la mort, et je ne serai pas ingrat. Vous me donnez plus que la vie, vous me sauvez l’honneur ; j’accepte votre offre comme un secours qui me viendrait du ciel ; demain au soir, vous me reverrez ; donnez-moi votre nom et votre adresse.

Quand il fut parti, Stephen songea qu’il avait peut-être compromis gravement sa petite fortune : « Bah ! dit-il, que me fait cet argent, puisque ce n’est pas pour elle ! »

Plusieurs jours se passèrent sans qu’il reçût aucune nouvelle de l’étranger.

Pendant ce temps, il alla souvent voir Fritz ; l’aspect du bonheur calme et continu dont jouissait le pêcheur au milieu de sa femme et de ses enfants lui serrait le cœur au point qu’il quittait la maison pour pleurer en liberté, et insensiblement sa douleur farouche se changea en une tristesse morne et en mélancolie.

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