LXXXVI

Ô de Welled-Hillil tribu toujours sanglante,

Que l’ange de la mort sur toi courbe sa faux !

Qu’il frappe tes enfants encor dans leurs berceaux

Et que la peste dévorante

Mange tes beaux coursiers, tes rapides chameaux.

Que les puits du désert pour toi restent arides,

Que les sables mouvants

Dans leurs tombeaux brûlants

Enferment tes guerriers avides

Oh ! quand il pressera d’une bouche idolâtre

Ton cou si blanc et ta gorge d’albâtre,

Reste froide, Zélis ; dans ses embrassements

Qu’il se consume en désirs impuissants.

Deux jours s’écoulèrent sans que Stephen donnât d’autre signede vie que des mouvements convulsifs, et des grincements de dents, et des paroles sans suite, et des imprécations, et le nom de Magdeleine.

Il était couché dans sa chambre ; une vieille femme le gardait.

La fenêtre était soigneusement fermée, et, au moyen d’une couverture, on avait fait devant un rideau, de telle sorte qu’en entrant on se trouvait dans une nuit profonde et que ce n’était qu’après que les yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité que l’on pouvait voir le malade ; il était pâle, ses lèvres blanches étaient sèches, et son regard était comme un éclair.

Comme il avait fermé les yeux et paraissait dormir, on ouvrit la porte : c’était le médecin.

— Eh bien ? dit-il en entrant.

— Toujours de même, monsieur, dit la vieille femme. Si je lui dis : « Voulez-vous boire ? » il me répond : « Magdeleine ? où est Magdeleine ? » Si je lui demande comment il se trouve, il demande Magdeleine. Il est impossible d’en rien tirer de plus.

Elle alla à la fenêtre et souleva le rideau.

— Les petits nuages sont chassés en flocons par un vent léger. La journée sera belle. Si vous le permettez, je tâcherai de le faire marcher au soleil.

— Non, dit le médecin ; j’ai fait pour lui quelque chose de mieux : j’ai obtenu que madame Edward viendrait le voir ; cela seul pourrait causer une crise favorable. Son mari, qui s’y est longtemps opposé, a cédé à mes instances, à condition qu’il serait présent.

Le médecin lui tâta le pouls et la tête.

— Saigné deux fois depuis deux jours, dit-il, et sans aucun résultat !

À ce moment, on frappa doucement à la porte. C’étaient Magdeleine et Edward.

Stephen se réveilla en murmurant : « Magdeleine ! »

Mais il resta étendu sur le dos, la bouche entr’ouverte et les yeux à demi-fermés.

Magdeleine était tremblante ; mais, quand elle put distinguer ses traits, quand elle vit son visage desséché et ses yeux creux, elle détourna la tête.

— Approchez, dit le médecin ; il faut voir s’il vous reconnaîtra.

Ils approchèrent, et se mirent devant lui ; mais Stephen ne fit aucun mouvement.

Le médecin secoua tristement la tête.

— Parlez, appelez-le : peut-être reconnaîtra-t-il votre voix.

Magdeleine hésita et dit :

— Stephen !

Ce fut pour Stephen comme un coup électrique. Il ouvrit les yeux, se leva sur une main, regarda fixement tout en prêtant l’oreille.

— Encore, dit le médecin.

Edward fit un geste d’impatience.

Magdeleine répéta son nom.

Alors, Stephen appuya ses mains sur son front comme pour apaiser le tumulte des idées qui, se réveillant subitement comme des cavaliers au boute-selle, s’entre-choquaient pêle-mêle dans sa tête.

Puis encore il regarda avec ses grands yeux fixes.

Puis il se frotta les yeux comme un homme qui vient de s’éveiller et étendit les bras. « Ah ! dit-il d’un ton calme, c’est toi, Magdeleine. » Et ses yeux brillèrent d’un éclair de joie. « Je dormais. Tu as bien fait de me réveiller. Tu n’es pas encore prête, paresseuse ! As-tu donc oublié que c’est aujourd’hui le jour, le beau jour qui va payer toutes nos souffrances ? Tu vas t’habiller ; mais non, fou que je suis, tu as la robe blanche, il ne te manque que le bouquet et le diadème. – Oh ! je vous en prie, monsieur Müller, dit-il au médecin, mon cher père, ne vous mêlez pas de cela ; laissez-moi lui mettre dans les cheveux une couronne d’aubépine. N’est-ce pas, Magdeleine, cela vaut mieux que des fleurs d’oranger ? et cela nous rappelle d’autres temps. Allez me chercher de l’aubépine dans le jardin allez donc ! » dit-il voyant qu’on hésitait.

Le médecin fit signe à la vieille femme d’obéir.

— Ouvrez la fenêtre, dit Stephen, laissez pénétrer le soleil ; que je respire l’air ; il doit être aujourd’hui frais et parfumé et j’ai la bouche si sèche…

On ouvrit la fenêtre.

— Oh ! le beau ciel, comme il est pur ! comme il est bleu ! Vois-tu, Magdeleine, que le ciel nous protége ! ce beau soleil, c’est un regard d’amour dont Dieu nous caresse. – Ah ! Edward, dit-il, je ne t’avais pas vu, c’est ce qui manquait à mon bonheur ; c’est toi qui as amené Magdeleine auprès de moi. Elle n’aurait osé venir seule : c’est mon ami, mon bon ami qui m’amène ma fiancée ; c’est toi qui présideras à la noce, n’est-ce pas ? Te rappelles-tu, Edward, comme je te parlais d’elle quand nous étions si pauvres tous les deux ! Donne-moi ta main, que je la serre dans les miennes. Te rappelles-tu quand je te disais : « Oh ! elle sera à moi, car l’amour est plus fort que tout ! » Eh bien, j’avais raison, car maintenant elle est bien à moi.

En ce moment, la vieille femme rapporta l’aubépine.

Stephen la lui prit des mains, en arracha les aiguillons et tressa une couronne qu’il mit sur les cheveux de Magdeleine.

— Magdeleine, te rappelles-tu, avant mon départ, qu’un jour je te fis une couronne semblable ? Vieille femme, ajouta-t-il, pourquoi ne sonne-t-on pas les cloches pour mon mariage ?

Sur un signe du médecin, la vieille femme sortit.

Soit un effet de son imagination, soit qu’effectivement, par hasard, au lointain, un son de cloches se fit entendre :

— Ah ! dit-il, voici qu’on sonne les cloches. Qu’est-ce que je te disais donc tout à l’heure, Magdeleine ?

Il mit ses mains sur son front.

— Ah ! je me rappelle, je te parlais de ce jour où je te parais comme une fiancée ; l’avenir était alors pour nous bien incertain ; mais je te disais alors… C’est singulier comme je me rappelle ce jour, ajouta-t-il comme s’il se réveillait.

» Ce jour et tout ce qui l’a suivi.

» Je t’ai quittée et je suis allé à Gœttingue, puis j’ai été bien pauvre et bien malheureux, et mon parent est mort ; je l’ai tué ; j’ai été riche. Ah ! notre petite maison, elle est bien jolie, va ; tu verras comme les rosiers montent jusqu’aux fenêtres. Et tu aimes le bleu, notre chambre est tendue de bleu, et je suis venu te dire tout cela… et… et…

Ses yeux s’égarèrent ; il devint tremblant.

Alors, sa raison revint, il se rappela.

— Et Magdeleine, Edward ! vous deux là !

Il poussa un horrible gémissement, et, comme Edward s’était rapproché, il jeta la main sur lui et arracha une partie de son habit ; puis, sortant nu de son lit, il alla à la porte et dit en ricanant : Vous ne sortirez pas ! vous allez mourir avec moi, car cette cloche que j’entends, elle sonne votre mort et la mienne. »

Magdeleine était tombée à genoux.

— Ôte cette couronne ! cria-t-il d’une voix de tonnerre ; ôte-la, tu n’en es pas digne, femme souillée ! – Il la lui arracha et la foula aux pieds.

— Et toi, ami, dit-il à Edward avec un horrible sourire, viens donc dans les bras de ton ami ; viens, que je t’étouffe !

Le médecin avança sur Stephen pour ouvrir la porte ; mais Stephen le repoussa avec tant de violence, qu’il alla tomber à l’autre extrémité de la chambre.

Et il se mit à bondir et à hurler comme une bête féroce. Magdeleine restait à genoux, la tête dans les mains, et Edward se tenait le plus loin de lui possible.

Mais tout à coup Stephen pâlit, ses forces l’abandonnèrent, et il tomba sans mouvement.

Edward entraîna Magdeleine, et tous deux passèrent par-dessus son corps pour sortir.

Le médecin le recoucha.

Plus d’un mois se passa sans qu’on pût savoir s’il se relèverait.

Quand il fut en état de se lever, Edward et sa femme étaient partis pour la ville.

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