LXXXVII Où l’auteur prend la parole

Arrivé là de notre récit, nous avons jeté un regard en arrière, et un scrupule s’est emparé de nous.

Certes, dans les peintures que nous avons faites des joies et des douleurs de notre héros, il y a de la vérité, et nous avons payé pour le croire ; mais nous ne voyons pas très-clairement pourquoi le lecteur irait quitter ses affaires, ses intérêts, ses occupations, ses haines et ses amours pour s’occuper aussi longtemps des affaires, des intérêts, des occupations, des haines et des amours d’un homme qu’il ne connaît pas.

Cette idée peut-être nous eût arrêté en notre course, mais plusieurs considérations nous éperonnent et nous font aller en avant. Ces considérations, nous n’avons pas l’intention de les donner au lecteur, notre modestie nous portant à croire que si les aventures de notre héros l’intéressent peu, les nôtres ne l’intéresseraient pas du tout. Au cas contraire, c’est-à-dire si nous avions le bonheur de chatouiller sa curiosité sur une chose relative à nous, nous en userions comme d’un bien inespéré, et, pour qu’il s’occupât de nous plus longtemps, nous laisserions son esprit faire des conjectures et des hypothèses.

Car il est possible que Charles Gosselin, notre éditeur, nous ait payé ce livre d’avance, et que le finir soit aujourd’hui l’acquittement d’une dette.

Il est possible encore que ce livre offert au public soit écrit pour une seule personne, destiné seulement à être lu par elle.

Il est possible…

Tout est possible.

Quoi qu’il en soit, le scrupule qui nous a arrêté un moment, comme une pierre cachée sous l’herbe, nous a donné l’idée de mettre dans notre livre quelque chose d’utile.

Établissons l’utilité de ce que nous avons à dire.

Il y a des gens qui, sur le point de faire la nuit une route dangereuse, refusent de prendre des armes sous prétexte qu’ils n’ont pas peur.

À notre sens, nous avons meilleure opinion du courage de l’homme qui charge ses pistolets ou assure dans sa main un bon bâton, un rotin, ou un cornouiller, ou une épine, qui sont les seuls bâtons dont on puisse raisonnablement se servir, vu que nous pensons que, dès l’instant que l’on se charge d’une canne, il faut que cette canne soit une arme.

Aux gens qui refusent de s’armer, demandez ce qu’ils feront s’ils sont attaqués ; ils vous répondront : « Nous ne serons pas attaqués ; » et cela autant de fois que vous jugerez convenable d’adresser la question.

À cela nous répondrons pour eux. S’ils sont attaqués, ils rentreront chez eux sans bourse, sans chapeau, sans redingote, sans pantalon, sans bottes et sans chemise, vêtus simplement de leur peau, si tant est qu’un peu de résistance n’ait pas forcé les agresseurs à l’endommager.

Nous ne voyons pas plus de courage à s’exposer à un danger auquel on ne croit pas, qu’à mettre le pied sur un plancher que l’on sait ou que l’on croit, ce qui est la même chose, parfaitement solide.

Conséquemment, quand nous aurons dit que la chose utile que nous voulons placer ici est l’indication claire et précise du meilleur terrain possible pour un duel, beaucoup de gens crieront et s’exclameront, disant que le duel est une chose que l’on doit éviter, que c’est un mal qui ne devrait pas exister, et qu’il est inutile et immoral de donner des conseils aux gens sur ce qu’ils doivent faire après une action qu’ils ne feront pas. À cela nous répondrons d’abord que, le duel fût-il un mal, il faut être prêt à tout ; que tel homme en sortant d’une maison où il avait parlé éloquemment pendant une heure et demie contre le duel a, en sortant, été tiré de sa méditation philanthropique par un coup de coude qu’a suivi une querelle qu’a suivie un coup d’épée.

Ce qui s’explique facilement, par cela que la raison fait toujours de sang-froid des lois pour les hommes sous l’empire des passions, comme un tailleur qui prendrait mesure d’un gilet à un homme après un mois de diète : le gilet sera trop étroit et crèvera. Or, comme le duel est toujours possible, il est inutile de joindre aux divers désagréments qu’il entraîne, l’incertitude sur le terrain où il doit avoir lieu, de longues et fatigantes recherches qui n’aboutissent le plus souvent qu’à prolonger une situation pénible et à se placer dans un lieu où l’on est exposé à des regards au moins désagréables.

C’est le seul but que nous ayons en donnant l’indication de ce terrain, qui est réellement le plus convenable auprès de Paris. Nous ne conseillons à personne de se faire une querelle exprès pour en profiter, à l’exemple de l’ami avec qui nous avons levé le plan et qui nous disait qu’il allait être plus pointilleux pendant une semaine, tant il lui semblait agréable de se battre en si belle place.

Vous sortez de Paris par la barrière des Bons-Hommes, vous gagnez le pont de Grenelle, que vous traversez ; puis, sur la rive, vous suivez le cours de l’eau, vous faites cent cinquante pas sur la grève ; à gauche, vous trouverez une petite ruelle au coin de laquelle est un marchand de vin : elle s’appelle rue Javelle. Une fabrique de charbon animal élève au-dessus une épaisse fumée dont l’odeur s’étend au loin et peut vous guider ; vous entrez dans la rue, bordée d’un côté par une haie d’aubépine ; vous franchissez une barrière de bois, et marchez entre des ormes et des sureaux ; vous franchissez une seconde barrière, et, un peu à droite, vous découvrez une plate-forme unie comme des dalles et creusée dans le ciment à plus de six pieds de profondeur. Là, vous êtes à l’abri de tous les regards, sur un terrain ferme et nullement glissant.

Que Dieu favorise la bonne cause !

Si tant est que, dans une querelle, il puisse arriver qu’on n’ait pas tort tous les deux.

Si par hasard il advient que l’affaire s’arrange sur le terrain, –

Ce qui est la plus sotte chose qui se puisse imaginer, car ce que le duel a de sensations pénibles est dans le temps qui le précède, mais nullement quand en a l’épée à la main, l’émotion étant alors complétement nulle, –

S’il arrive que l’affaire s’arrange et que vous vouliez vulgairement déjeuner, vous reprenez le même chemin pour gagner la rivière, et vous suivez le courant jusqu’à une petite île bien verte ; vous appelez le batelier, lequel fait d’excellentes matelotes et vend un petit vin clair qui exhale un délicieux parfum de raisin, à tel point que nous, qui d’ordinaire ne buvons pas de vin, lorsque nous allâmes lever le plan du terrain pour vous le transmettre, nous en bûmes plus d’une bouteille, ce qui nous rendit pour le reste du jour excessivement gai et facétieux.

Et encore, avant de poursuivre, nous devons demander pardon aux lecteurs, si ce livre en a, ce qui nous paraît extrêmement désagréable de ne pas croire, des fautes et des négligences qui fourmillent en lui, et à cet effet nous transcrivons un fragment de lettre qui en fait foi.

« Mon cher monsieur Alphonse,

« J’ai lu les épreuves de votre livre ; je pense que vous éviterez de légères incorrections, à cause que, souvent répété, de suite pour tout de suite, etc., etc.

« Tout à vous. »

Share on Twitter Share on Facebook