XXXIV Magdeleine à Stephen

Il me semble, mon ami, qu’il y a un siècle que tu m’as quittée ; la campagne est encore belle ici ; le feuillage des cerisiers est rouge, ainsi que celui des vignes ; le soleil n’a pas perdu toute sa chaleur ; seulement, le vent emporte à chaque instant quelques feuilles de nos tilleuls, qui seront bientôt chauves ; la nature a, en cette saison, toute la majesté du jour au soleil couchant ; moi seule je suis triste, triste du temps passé loin de toi ; triste aussi de toutes ces longues journées que nous traînerons encore séparés ; toute mon âme est autour de toi.

Il y a longtemps que je n’ai reçu de lettre, mon Stephen ; je garde toujours ta dernière avec moi, c’est mon trésor.

Ô Stephen ! ne t’habitue pas à vivre sans moi ; j’ai besoin de tout ton amour en retour du mien.

Nous avons eu hier un orage épouvantable : le tonnerre est tombé deux fois le matin, il a tué un homme. J’éprouvais un sentiment bien consolant en pensant que tu étais assez loin de moi pour ne pas partager le danger que nous courions, car l’orage était précisément sur nos têtes.

Un horrible coup de tonnerre me réveilla dans la nuit. Geneviève vint près de moi en pleurant ; je tâchai de la rassurer, mais j’étais bien pâle. Je me dis que si je mourais, tu ne saurais pas que ma dernière pensée avait été pour toi ; je me levai, je me mis à écrire à mon Stephen. Je ne puis t’exprimer ce que je ressentis en écrivant mes volontés, qui pouvaient être les dernières que je formais ; j’éprouvais cependant un sentiment bien doux en m’occupant de toi. En quittant la vie, j’aurais emporté le bonheur d’avoir assuré ton indépendance.

Après avoir fini ces dispositions, que je laissai sur ma table, j’ouvris une fenêtre ; ma respiration était oppressée ; je ne pleurais pas, je priai Dieu avec confiance de ne pas nous séparer ; je le suppliais de détourner de moi son tonnerre, ou, si je mourais, de te consoler. Je passai ainsi une nuit bien pénible ; je ne voulus pas me coucher, je ne voulais pas perdre un instant de ma vie, qui pouvait être si courte ; je voulais qu’ils fussent tous à toi.

Je me remis au lit lorsque l’orage fut passé et je remerciai Dieu d’avoir eu pitié de nous, et le lendemain je pleurai en lisant ce que j’avais écrit la nuit et en pensant à ce que tu aurais éprouvé en le recevant. Dis-moi, mon Stephen, mon fiancé, tu ne refuserais pas mes dons si je mourais avant toi ? tu ne voudrais pas me priver de la seule consolation que je pourrais emporter.

Mais quelle folie de te parler de cela, aujourd’hui où le temps est serein, où tu penses à moi, ou tu travailles pour notre bonheur !

Mon père est pour moi rempli de complaisances et de bontés ; il m’a fait arranger le petit salon, il est charmant ; que n’y es-tu près de moi ! As-tu des nouvelles de notre frère Eugène ? Que je voudrais pouvoir l’assurer de mon amitié de sœur ! Dis-moi comment je puis lui faire parvenir une belle bourse que je lui ai brodée (car il faut qu’il me connaisse) et dans laquelle j’ai mis une faible partie de mes économies. Dis-lui bien que je suis sa sœur et qu’il doit recevoir de bonne amitié ce petit présent.

Il y a aussi dans ma lettre un cadeau pour toi : c’est une bague de mes cheveux.

À propos d’amitié, je veux t’en demander une petite part pour mon amie Suzanne, elle le mérite, elle est charmante : veux-tu l’aimer sur ma parole ?

C’est une fille bonne et spirituelle ; elle dessine bien, peint un peu et est de première force au piano ; elle a une figure charmante et pleine de candeur, je suis sûre qu’elle te plairait ; elle est d’une blancheur éblouissante et rougit à chaque instant ; ses cheveux sont d’un blond cendré et sa taille parfaite ; elle a tousles goûts de la jeunesse : un bal est pour elle le bonheur ; elle aime bien tendrement ta Magdeleine.

Adieu, mon Stephen, je n’ai plus de place que pour te dire que je t’aime.

Share on Twitter Share on Facebook