LXXVII Magdeleine à Stephen

Monsieur Stephen, il y a bien des choses qu’il nous faut oublier l’un et l’autre, pour votre bonheur et pour le mien.

Laissons en arrière les illusions de notre crédule jeunesse avec la jeunesse qui les a produites ; malgré nous, elles se faneraient dans nos mains.

Je ne vous dirai pas que j’obéis aveuglément à mon père. Mon père désire mon mariage avec M. Edward ; mais, si je me soumets à sa volonté, c’est que l’expérience m’a montré qu’elle m’a toujours bien dirigée et que chaque fois que j’ai voulu marcher contre elle, je n’ai trouvé que ronces et épines et mauvais chemins.

Je vous dois une entière franchise, monsieur Stephen : quelque prosaïques que puissent sembler quelques-unes des causes qui me déterminent, je vous dois tout dire sans rien ménager.

On a fait évanouir à mes yeux le nuage de riantes illusions qui me cachait l’avenir et la réalité. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Je ne puis le décider. Mais, ce qu’il y a de certain, c’est que le nuage est dissipé et que je vois les choses aujourd’hui réelles et positives, comme, je l’espère, vous les verrez bientôt vous-même.

Nous n’avons de fortune ni l’un ni l’autre, et tous deux, séparément, nous pouvons faire un riche mariage.

La richesse, si petite quand l’âme est exaltée, est un besoin dans la vie commune et ordinaire. Les moments d’exaltation ne sont que clairsemés dans la vie ; tous les jours, ils deviennent plus rares. Il aurait été impossible qu’il ne vînt pas un jour où tous deux nous nous serions repentis d’avoir uni et associé nos deux pauvretés.

Et d’ailleurs, nous sommes loin de sentir de la même manière. Vous avez des passions, je n’en ai pas ; la violence de votre amour m’épouvante, je ne suis capable que d’une tendresse douce et égale ; votre passion, j’en suis sûre, ne peut vivre que dans la tempête et au milieu des obstacles ; dans le calme et le bonheur, elle s’éteindrait.

On me l’a fait voir, et je le vois clairement nous serions malheureux. Tout ce que vous diriez contre cette conviction serait inutile.

Nous pouvons rester amis, monsieur Stephen. Quelque douloureuse que soit cette mutilation, dépouillez dès aujourd’hui l’exaltation poétique qu’il vous faudra perdre tôt ou tard : épousez votre cousine.

Moi-même, j’en aurai du chagrin comme vous ; mais, on me l’a assuré et je le crois par l’exemple des autres, ce chagrin passera.

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