CXIX MAGDELEINE À SUZANNE

Je ne sais si c’est à ton absence, chère Suzanne, que je dois attribuer l’ennui que j’éprouve ; ce n’est pas bien de m’abandonner ainsi ; voilà tantôt trois mois que tu es à la résidence, et tu ne m’as écrit qu’une mauvaise petite lettre de dix lignes.

Je ne puis comprendre ce que j’ai, Suzanne ; je ne souffre pas, mais je suis découragée.

Je suis aussi heureuse avec mon mari qu’il est possible de l’être ; je ne vois aucune femme qui le soit plus que moi, et je ne sais trop ce que je pourrais demander de plus ; il m’aime et se montre pour moi bon, complaisant et empressé ; je ne forme pas un désir qu’il ne s’occupe de le satisfaire ; les femmes me félicitent et me portent envie.

Et pourtant je me sens amèrement découragée ; l’âme d’Edward n’est pas en harmonie avec la mienne ; il y a une foule de mes sensations que je ne puis lui communiquer, parce qu’il ne les comprendrait pas ; il n’y a rien en lui qui exalte et échauffe l’imagination et qui inspire l’amour. J’ai pour lui une bonne et tendre affection ; mais il ne peut alimenter l’amour, et il ne peut même servir à l’amour de prétexte suffisant, car lui-même il n’a ni exaltation ni poésie ; il m’aime tranquillement et à son aise ; l’amour a sa place marquée dans sa vie et ne dépasse jamais les bornes : il n’y pense que quand il est au lit.

J’ignore si toutes les femmes sont comme moi, ma chère Suzanne ; mais cela ne suffit pas à mon cœur, que je sens douloureusement mourir d’inanition. J’ai un époux qui m’aime et que j’aime, et cependant je ne puis partager avec lui toute ma vie, il faut que je garde pour moi seule certaines peines et certains bonheurs qu’il ne pourrait comprendre et qu’en souriant il traiterait de rêves et de folies.

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