CXXXI MAGDELEINE À SUZANNE

Voici deux lettres que tu recevras presque en même temps.

Pour t’écrire, je me suis enfermée ; mon cœur est encore serré de la journée d’hier.

Il faisait hier beau soleil ; à peine faisait-il jour, que Stephen arriva avec sa voiture ; il réveilla tout le monde dans la maison et, parvenu à notre chambre, fit lever Edward et me pressa en se retirant de me lever aussi. Il voulait nous faire voir sa petite maison sur le bord de la rivière.

Ils sortirent tous deux et je m’habillai ; la figure de Stephen était toujours devant mes yeux.

Il était entré en riant ; mais, quand il s’était trouvé près de notre lit, probablement par un bizarre effet de lumière, sa figure avait paru horriblement contractée d’un sourire cruel, et ses yeux flamboyants semblaient plus pénétrants que l’acier ; mais il se retourna et il avait encore le même air riant qu’il portait sur son visage en entrant. Quoi qu’il fût bien évident que l’obscurité avait causé cette illusion, j’en étais frappée d’autant plus qu’il me souvenir que déjà, dans une autre circonstance, j’avais vu sur sa figure le même sourire ; j’y pense aujourd’hui encore, et j’attribue cela à une erreur de mes yeux, car Edward, qui le regardait, ne s’en est pas aperçu.

Quand je fus prête, nous trouvâmes dans la cour une voiture pour Edward et pour moi, et pour lui son cheval.

Je regardai souvent Stephen ; il avait l’air heureux ; son teint était clair, et ses yeux doux et calmes.

Il semblait éviter de parler et se tenait presque toujours en avant ou en arrière.

Un moment Edward, qui conduisait, faillit jeter la voiture dans un fossé. Stephen nous rejoignit rapide comme l’éclair, et d’un ton de colère s’écria : « Maladroit ! » Puis à moi avec intérêt : « Vous n’avez pas eu de mal, n’est-ce pas ? »

Le danger que nous avions couru d’une chute grave l’avait ému, mais presque aussitôt il reprit son air d’indifférence et partit en avant.

De loin il nous montra sa maison ; elle est presque entièrement cachée par de gros arbres dont le feuillage, à cause de la saison peu avancée, est encore d’un vert tendre et transparent ; elle est petite et jolie, blanche, avec des volets verts. Il me revint à l’idée qu’une fois, longtemps avant que je visse Edward pour la première fois, nous étions convenus, Stephen et moi, que nous aurions une maison blanche avec des volets verts. Ce souvenir me jeta dans une rêverie qui ne se dissipa qu’en arrivant devant la maison ; elle est délicieusement placée sur un coteau au pied duquel coule la rivière.

Stephen, à la manière des bateliers, héla : Ohé ! Fritz !

Un bateau se détacha de l’autre rive. Pendant que le batelier traversait la rivière, je me rappelai ce nom de Fritz ; il me l’avait écrit un jour en me parlant de l’attendrissement que lui avait causé la vue de Fritz entouré de sa famille ; alors, ce pauvre Stephen pensait aussi à une famille.

Fritz arriva, ils se serrèrent la main avec amitié. Je crus même remarquer, et avec peine, plus d’affection en Stephen pour Fritz que pour Edward.

— Stephen, dit Fritz, il y a longtemps que nous ne vous avons vu, et le domestique vous m’avez envoyé hier a été bien reçu.

À ce moment, une autre barque se détacha de la rive opposée.

— Allons, dit Fritz, ce sont les enfants ; la mère n’a pu les retenir, ils vous ont reconnu. Regardez l’aîné, Jehan, il n’a pas encore quatorze ans, et c’est déjà un vigoureux rameur.

Les enfants abordèrent, et tandis que Fritz allait ouvrir la maison, ils entourèrent Stephen et l’embrassèrent.

— Bonjour, Stephen, je te remercie bien des beaux habits que tu nous as envoyés. – Et moi, des jolis moutons. – Tu verras ma chèvre : elle me suit partout ; elle voulait venir avec moi, mais maman n’a pas voulu. – Maman nous a dit de t’embrasse pour elle.

Et ils s’empressèrent de débrider son cheval.

— N’est-ce pas, Stephen, que Freischütz n’est pas méchant ?

— Non, dit le plus grand des garçons ; et, d’ailleurs, il me connaît bien.

Et ils conduisirent le cheval à l’écurie.

Stephen se retourna vers nous et dit :

— Ils m’aiment bien.

Nous arrivâmes dans le jardin, une table était toute dressée pour le déjeuner ; il y avait des couverts pour nous, pour Fritz et tous les enfants, et un de plus.

— Fritz, dit Stephen, où est donc votre femme ?

— Elle va venir, dit Jehan, l’aîné des garçons ? elle va venir avec la petite sœur : elles se font belles toutes deux. Je vais aller les chercher.

Pendant que l’on attendait la femme de Fritz, Stephen me fit voir le jardin. Edward s’occupait de déboucher les bouteilles ; aidait Fritz pour la disposition des plats.

Il me montra d’abord un petit berceau, et sous le berceau un banc étroit.

— Madeleine, me dit-il, je l’avais fait pour nous deux.

Puis nous passâmes près d’un bassin entouré d’un treillage.

— C’était, me dit-il, pour que nos enfants ne tombassent pas dans l’eau… C’est vous qui en aviez eu l’idée, ajouta-t-il.

Puis, en approchant de la maison, je vis un parterre planté de tulipes et de jacinthes et d’anémones : « C’était pour M. Müller me dit-il, qui devait être notre père, à vous et à moi. »

J’étais émue au dernier point ; je n’osais entrer dans la maison. Il me fit signe d’entrer : il y avait dans son regard quelque chose de tendre et d’impérieux à la fois. Je cédai involontairement. « En bas, dit-il, la cuisine et la salle à manger. C’est vous m’aviez donné le plan de cette maison. » Au premier étage, il n’ouvrit qu’une porte. « C’est mon cabinet de travail. » Et plus haut : « Voici la chambre, destinée à M. Müller, et celle-ci était pour mon frère, qui est mort. » Sa voix était profonde et touchante comme chaque fois qu’il parle de son frère. Nous descendîmes. Il s’arrêta devant la porte qu’il n’avait pas ouverte ; il l’ouvrit, et nous entrâmes. Il referma la porte et ne me dit rien ; mais je vis que cette chambre avait été préparée pour lui et pour moi. Elle est tendue de bleu, ma couleur favorite, et il y a dedans une foule de choses à l’usage d’une femme. Mon cœur était plein de larmes ; je levais les yeux sur lui, et je crus voir ce sourire du matin. Un froid me courut par tout le corps. Mais c’était une illusion, car d’une voix calme il me dit : « Allez rejoindre Edward. »

La femme de Fritz était arrivée ; on se mit à table. Le déjeuner fut gai et abondant.

Stephen nous dit, en parlant de Fritz et de sa famille : « Ils étaient mes amis quand j’étais pauvre et malheureux ; ils ne m’ont jamais abandonné. » Ce mot me fit mal. C’était un reproche juste, car je l’ai abandonné, je l’ai lâchement abandonné.

— Grâce à vous, dit Fritz, notre petite maison est rebâtie, j’ai un beau bateau neuf ; moi, ma femme et mes enfants, nous sommes nippés comme des princes, et j’ai des filets comme aucun pêcheur n’en possède à trente lieues à la ronde. Voyez ces beaux pigeons blancs qui voltigent sur notre toit ! Et encore, il y a deux vaches dans notre étable et des lapins derrière la maison. C’est à vous que nous devons tout cela.

Et, à ce souvenir, les enfants se levèrent et vinrent l’embrasser. Fritz et sa femme lui pressèrent les mains.

— Nous sommes bien heureux, dit-elle, et nous voudrions bien vous voir aussi heureux que nous. Il faut vous marier, avoir une femme belle comme madame, dit-elle en me désignant, une femme qui vous aimera comme j’aime mon Fritz. Eh ! qui vous aimerait pas ? dit-elle.

— Oui, dit Jehan, l’aîné des garçons, tu auras des enfants, je leur apprendrai à nager et à ramer, comme tu nous l’as appris, et nous les aimerons bien ; ce seront des frères de plus pour jouer avec nous le dimanche ; nous leur donnerons les plus fromages et les plus beaux fruits, et nous aurons bien soin d’eux pour qu’il ne leur arrive pas d’accidents.

La femme de Fritz fit signe aux enfants de se taire, car Stephen pleurait.

Oh ! Suzanne, quel reproche pour moi ! Comme ces gens m’auraient maudite s’ils avaient su que c’est moi qui ai privé leur ami d’un bonheur pour lequel il était si bien fait !

Je ne pouvais plus rester, j’étouffais. Heureusement Stephen, aidé de Fritz, alla remettre les chevaux à la voiture ; puis il embrassa tout le monde et remonta sur son cheval gris, que les enfants lui amenaient et qu’ils caressaient et embrassaient aussi.

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