XXXI Où l’auteur prend la parole – des parents en général et des cousins en particulier

Dats ist nicht neues.

FÉLIX DESPORTES.

Dieu ne nous a donné des parents que pour nous montrer comment il ne faut pas nous conduire avec nos enfants.

Il y a quelque temps, devant ma cheminée, quelqu’un s’avisa de demander à quoi peut servir un cousin.

À cela d’abord on se prit à rire ; mais la personne qui avait posé la question la répéta sérieusement et demanda une réponse.

— J’ai un cousin, dit un de mes amis, un cousin fort riche ; il y a quelques années, je le priai de me prêter cinquante mille francs pour acheter une charge de notaire ; cela ne l’aurait nullement gêné ; mais il découvrit que ma trisaïeule paternelle avait eu une vertu tellement suspecte, qu’il était plus que probable que quelque rejeton avait été greffé sur la souche, et qu’en conséquence rien ne prouvait que nous fussions parents.

Et il y eut entre nous un assez long silence, aucun de nous ne pouvant deviner à quoi peut servir un cousin.

Cependant un des assistants, peintre de son métier, nous dit :

— Les inventions nouvelles ne sont des choses qu’on a eu le temps d’oublier. Par exemple, on ne pense aujourd’hui qu’à faire des chemins de fer ; dans cent ans, l’Europe sera couverte de chemins de fer ; et, dans trois cents ans, il arrivera un homme qui inventera les routes pavées avec leurs bordures d’ormeaux. De plus, rien n’échappe à l’industrie et à l’amour du gain. Il y a quelque temps, des capitalistes ont avisé d’aller chercher et déterrer dans les plaines de Leipzig les os des soldats morts, et de les emporter pour faire du noir d’ivoire et ensuite du cirage.

Je l’interrompis.

Car il est remarquable que, même à son insu, le maître de la maison exerce une sorte de domination sur ses hôtes ; je défie le maître de la maison de dire un mot, de pousser une exclamation, de se moucher, de remuer sa chaise, sans que je le reconnaisse entre tous, tant il y a dans sa voix, dans ses gestes, dans son regard, dans sa complaisance même, de choses qui semblent dire : « Ce feu auquel vous vous chauffiez les pieds est à moi ; cette chaise sur laquelle vous vous êtes assis est à moi ; l’air que vous respirez dans ma chambre est à moi. »

Je l’interrompis donc sans façon pour ne pas laisser perdre une idée qui me surgissait : les idées ne sont pas assez communes pour qu’on les néglige.

— Je me figure, dis je, un homme né avec un caractère indépendant, un homme plein de sève qui, se sentant assez fort pour ne rien recevoir de la société, voudrait aussi ne rien lui donner, voici sa vie : il naît, on l’emprisonne dans des maillots ; à six ans, on le livre aux pédagogues, qui lui apprennent des mots et lui répètent que le plus grand crime possible es de raisonner. Entre les mains desdits pédagogues, il y a deux chances d’avenir : Ou il entre dans ces idées taillées sur leur esprit étroit et mesquin, il se soumet à eux et à l’éducation qu’on lui donne, et il laisse user ses facultés par la rouille, et il devient bête.

Ou bien il lutte contre eux : son esprit s’aigrit et il ne fait que retarder et rendre plus pénible le moment où il lui faudra renoncer à son individualité, renoncer à être complet pour se faire fraction et jouer son rôle dans l’état social. Arrivé à l’âge du service militaire, il faut se soumettre à des ordres non motivés d’un cuistre et d’un ignorant ; il faut admettre que ce qu’il y a de plus noble et de plus grand est de renoncer à avoir une volonté pour se faire instrument passif de la volonté d’un autre ; de sabrer et de se faire sabrer, de souffrir la faim, la soif, la pluie, le froid, de se faire mutiler sans jamais savoir pourquoi, sans autre compensation qu’un verre d’eau-de-vie le jour de la bataille ; la promesse d’une chose impalpable et fictive, que donne ou refuse avec sa plume un gazetier dans sa chambre bien chaude, la gloire et l’immortalité après la mort.

Advient un coup de fusil, l’homme indépendant tombe blessé ; ses camarades l’achèvent presque en marchant dessus ; on l’enterre à moitié vivant, et alors il lui est libre de jouir de l’immortalité ; ses camarades, ses parents l’oublient ; celui pour lequel il a donné son bonheur, ses souffrances, sa vie, ne l’a jamais connu.

Et enfin, quelques années après, on vient chercher ses os blanchis, on en fait du noir d’ivoire et du cirage anglais pour cirer les bottes de son général.

Quand j’eus fini, quand tous mes hôtes eurent souri complaisamment, à l’exception de celui que j’avais interrompu et qui n’avait pas pris la peine de m’écouter pour ne pas perdre le fil de son idée, il continua :

— D’après l’extension de l’industrie, dit-il, et quelques essais dans le genre de celui dont je viens de vous parler, il viendra un moment où le spéculateur s’indignera que l’homme cesse d’être exploitable à sa mort, et on cherchera des moyens d’utiliser sa chair et ses os, et nécessairement nous reviendrons à l’anthropophagie.

» Et l’on dirait chez le restaurant :

» — Garçon, des côtelettes d’oncle !

» — Garçon, des cervelles de professeur frites !

» — Garçon, une tête de cousin en tortue !

» Voilà à quoi pourra servir un cousin.

On rit de cette folie, et insensiblement chacun raconta, les uns gaiement, les autres tristement, ce qu’ils avaient eu à souffrir de leurs parents.

Les parents en effet ont cela d’admirable, et je parle des meilleurs, que vous ne pourrez jamais, ni par plainte, ni par raison, leur faire comprendre qu’il vient un moment où l’oiseau essaye ses ailes et quitte son nid ; qu’ils n’ont d’autre mission que de faire et d’élever leurs petits jusqu’à l’âge où ils quittent le nid, ce que, du reste, les petits font toujours trop tard, ce qui est cause qu’ils ont longtemps le vol lourd et maladroit, et ne savent pas trouver leur nourriture, trop habitués qu’ils sont à recevoir la becquée.

Les parents n’admettront jamais non plus que ce n’est pas à eux, mais à nos enfants, que nous devons rendre l’affection et les soins qu’ils ont eus pour nous ; ils voudraient toute leur vie que nous fussions soumis à leurs volontés, ne nous permettant jamais de rompre le cordon ombilical, et exigeant que, jeunes et ardents, nous vivions de cette vie éteinte qu’ils appellent la sagesse ; qu’au moment où un luxe de sève et de force fait jaillir l’amour de tous nos pores et divise notre vie en tant d’affections et d’intérêts divers, nous concentrions tout notre amour et toute notre vie en eux, comme ils concentrent en nous leur vie et leur amour, qui tout entiers ne font pas une somme plus forte que la fraction que nous leur donnons ; ne pensant pas qu’ils ont épuisé les plaisirs qu’ils veulent nous empêcher de goûter ; parce qu’ils sont minés de désirs, épuisés de jouissances, ils voudraient nous châtrer.

Share on Twitter Share on Facebook