XXXII

Il y avait chez le père de Stephen une grande soirée ; le pauvre garçon eût bien voulu ne pas y assister ; mais il songea que, pour un si faible intérêt, ce n’était guère la peine de se fâcher avec sa famille.

Il fut timide, gauche, gêné dans ses habits, maladroit, surtout de la conscience de sa maladresse, n’osant ni marcher ni se tenir en place. Cet air si rare, si chargé de vapeurs, respiré cinq ou six fois avant d’entrer dans sa poitrine, n’était pas assez pur pour ses poumons. Un moment, il comprit que chacun dans le salon s’occupait à quelque chose ; les uns dansaient, les autres jouaient ou causaient en souriant avec les dames. Stephen se trouva alors fort embarrassé de son inutilité, et, soit pour se donner une contenance, soit pour paraître faire quelque chose, il imagina de moucher une bougie ; la crainte de l’éteindre fit qu’il l’éteignit, tous les regards se tournèrent vers lui, il devint rouge comme une cerise.

Un jeune homme en élégant uniforme, qui se trouvait près de lui, lui dit froidement : – Monsieur habite la campagne ?

Le pauvre Stephen crut un moment que le hasard ou une bonne âme lui amenait un sauveur, que ce jeune homme, qui paraissait vouloir engager avec lui une conversation, lui donnerait naturellement une contenance, doutant qu’il portait l’uniforme de son frère.

Mais ce jeune homme ajouta :

— C’est que, si monsieur était quelquefois entré dans un salon, il saurait qu’on ne mouche pas les bougies.

Stephen pâlit de colère ; mais le jeune homme avait fait une pirouette et s’était confondu parmi les danseurs. Néanmoins Stephen le reconnut : c’était le cousin de Magdeleine, ce Schmidt aux cheveux blonds, qui lui avait fait passer une si mauvaise nuit.

Quand tout le monde fut retiré, le père de Stephen retint quelques parents, et, devant eux, dit à son fils :

— J’ai dépensé beaucoup d’argent pour vous, et vous n’en avez guère profité, je ne suppose pas que vous deveniez jamais un brillant sujet, et je ferais peut-être bien de vous abandonner à votre sotte présomption…

— Sotte présomption ! dit un oncle, c’est le mot.

— Mais, dit le père, comme, aux yeux du monde, je suis responsable de votre conduite, je ne dois pas souffrir que vous preniez une route, qui vous conduirait à quelque chose dont votre famille aurait peut-être à rougir un jour.

— C’est juste, dit l’oncle.

— C’est pourquoi, continua le père, je réclame l’obéissance que vous me devez, et j’exige que, sous quinze jours, vous soyez l’époux de la femme que je vous destine ; c’est un mariage honorable et avantageux.

— Et nous savons, mieux que vous ce qui vous convient, ajouta l’oncle.

— Et la jeune fille est très-bien, dit une tante.

— Sinon, dit le père, vous partirez dès demain pour Gœttingue, et vous ne me coasserez pas à l’oreille vos besoins ni vos demanda d’argent, je ne veux plus entendre parler de vous, il y a trop longtemps que je cède à vos caprices.

— Dites à ses folies, reprit la tante.

— À ses sottises ! dit l’oncle, et d’ailleurs, quand on a deux bons bras, il est honteux d’être à charge de ses parents.

Stephen n’était plus le jeune homme timide et embarrassé qui, une demi-heure auparavant, se troublait d’un regard.

Sa timidité l’avait indigné ; il avait pensé que l’homme aimé de Magdeleine, l’homme qui sentait son cœur plein de pensées nobles et généreuses, ne devait baisser la tête devant personne.

Puis les paroles sèches et dures de son père lui avaient fait mal ; plus d’une fois, une grosse larme avait roulé dans ses yeux ; mais les corollaires que son oncle et sa tante croyaient devoir ajouter à la semonce paternelle, le remplissaient d’indignation, et il n’était pas fâché de pouvoir rejeter sur eux le ressentiment que lui inspirait l’injustice de son père.

— Mon père, dit-il d’une voix calme mais profonde et accentuée par l’émotion, mon enfance s’est écoulée loin de vous ; confié à des mains étrangères, je n’ai pu prendre pour vous cette tendre et confiante affection que vos bontés et votre tendresse auraient sans doute fait naître en moi ; mais je ne comprends de tendresse qu’en échange de la tendresse ; et m’en avez-vous témoigné ? Vous avez donné de l’argent pour ma nourriture ; mais pouviez-vous faire autrement ? et le respect humain vous laissait-il libre à cet égard ? M’avez-vous jamais donné autre chose que de l’argent ? Ai-je jamais reçu de vous ni caresses ni amitié ? Ne m’avez-vous pas toujours traité comme un fardeau incommode ? Cependant, il y avait dans mon cœur de l’amour pour vous, et souvent j’ai prié Dieu de vous faire connaître le cœur de votre fils. Souvent j’ai passé la nuit à pleurer en me voyant déshérité de votre tendresse ; et c’est à ces tristes impressions que je dois cette nature sauvage et peu communicative qui, m’avez-vous dit plusieurs fois, vous éloigne de moi. Je vous respecte, mon père, et je vous remercie de ce que vous avez fait pour moi ; mais permettez-moi de ne pas suivre une ligne que tracent pour ma vie des hommes qui me connaissent si peu et ne savent pas me comprendre. Cette tendresse que vous avez rejetée, je l’ai portée tout entière sur une chose noble et sainte, sur la liberté. La vie et l’univers sont ouverts devant moi, et j’y veux marcher libre comme le vent. Je ne réclame de vous aucun héritage ni d’argent, ni de réputation ; mais, en revanche, je ne veux pas vous payer la dîme de ma vie et vous donner hypothèque sur elle : ma vie est à moi, j’en ferai ce que je voudrai.

— Il est fou ! dit l’oncle.

— Non, monsieur, dit Stephen en relevant fièrement la tête, et je vous dispense de mesurer mes actions ou mes paroles sur votre étroit jugement ; je ne veux pas avoir les charmes d’une association dont je n’ai pas eu les bénéfices. Qu’avez-vous été pour moi ? Qu’avez-vous fait pour moi, si ce n’est de me souffleter quand j’étais enfant et de m’insulter aujourd’hui ? Parce que vous êtes frère de mon père, est-ce à dire que vous avez des droits sur moi et sur ma vie ? Par quelles tendresses, par quels soins les avez-vous achetés ? Une fois pour toutes, je vous le déclare hautement, je n’aime que ceux qui m’aiment, et je foule aux pieds les affections de par la loi ou de par l’usage ; je me ferai sans vous mon avenir, et je ne vous laisserai sur lui pas plus de droits que je n’en prétends sur le vôtre.

— Monsieur, dit le père, sortez.

Stephen sortit d’un pas rapide. Comme il tournait la rue sans trop savoir où il allait, il fut arrêté par un de ses parents, vieux garçon fort mal avec toute la famille, qui était sorti derrière lui sans qu’il s’en aperçût.

— Jeune homme, lui dit-il, vous avez quelque raison relativement à votre oncle ; mais tout le monde vous donnera tort, et plus encore, sur vos procédés envers votre père : vous verrez plus tard qu’il faut se soumettre aux lois et aux préjugés du monde, à moins de prendre un arc et une massue, et d’aller vous nourrir de chasse et de glands dans les forêts ; et encore, les glands sont amers et peu nourrissants, et l’on ne vous laissera pas chasser librement. Je ne veux pas vous imposer mes idées, vous y viendrez de vous-même : il n’y a pas d’exemple que l’expérience des autres ait servi à quelqu’un ; l’expérience ne vient pas par héritage ni à titre gratuit, et vous, ardent comme vous paraissez l’être, vous le payerez plus cher qu’un autre. Adieu, je désire que votre énergie soit bien employée.

Et il le quitta, en lui laissant dans les mains une poignée d’or ; et Stephen le perdit de vue avant d’être revenu de son étonnement.

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