CXXIV POURQUOI STEPHEN ALLA TROUVER SCHMIDT AUX CHEVEUX BLONDS, LE COUSIN DE MAGDELEINE

Voici pourquoi Stephen alla trouver Schmidt aux cheveux blonds, le cousin de Magdeleine.

Schmidt n’était pas un méchant homme ni un homme de mauvaise foi ; ce n’était pas un querelleur, ni un menteur, ni un fat.

Ce n’était pas non plus un calomniateur, ni un voleur, ni un traître.

C’était pire que tout cela.

Schmidt était un homme nul, sans caractère à lui, sans individualité, semblable à un mauvais miroir qui reproduit tout ce qui passe devant lui en l’altérant et le gâtant.

Comme il n’était pas un homme complet, il prenait un peu de l’individualité de l’un, un peu de celle de l’autre, imitant et copiant servilement ceux qui lui semblaient avoir des succès dans le monde.

Depuis longtemps, Stephen l’avait séduit, et surtout depuis que, suivant sa résolution de reconquérir ses droits sur Magdeleine, il s’était placé au premier rang de la société.

Il empruntait à Stephen sa démarche, sa mise, ses idées, ses inflexions de voix et jusqu’à ces tournures de phrases et ces mots que l’on affectionne sans le savoir et dont on se sert habituellement.

Ses vêtements étaient semblables à ceux de Stephen, ses cheveux arrangés, sa cravate nouée de la même manière, il s’emparait de ses opinions politiques et littéraires, de son jugement sur tout.

Il était devenu le reflet de Stephen.

De sorte que beaucoup de gens trouvaient qu’ils se ressemblaient, les croyaient deux amis intimes, et jugeaient Stephen d’après Schmidt, accoutumé que l’on est à chercher des rapports d’humeur, de caractère d’esprit entre deux amis.

Que très-souvent, si Stephen donnait son avis sur quelque chose, on lui disait : « C’est singulier, vous pensez là-dessus comme M. Schmidt, » ou : « Tiens, vous vous êtes fait faire un pantalon semblable à celui de M. Schmidt. – Vous vous coiffez comme M. Schmidt. – Vous ressemblez prodigieusement à M. Schmidt. – Vous jurez comme M. Schmidt. »

C’est en vain que Stephen changeait ses habits à mesure que Schmidt les imitait ; et, d’ailleurs, il ne pouvait changer ses opinions aussi facilement.

Un jour, Stephen lui avait dit : « Je ne connais rien de bête et de creux comme l’imitation et le plagiat.

Schmidt n’avait pas vu là un reproche ; il n’avait vu qu’une idée dont il pouvait faire son profit.

Quelques jours après, dans un salon, Schmidt lui dit tout haut : « Dites moi, Stephen, connaissez-vous rien d’aussi bête et d’aussi creux que l’imitation et le plagiat ? »

Stephen rougit d’impatience.

Des assistants pensèrent que c’était de la part de Schmidt une manière de lui reprocher la ressemblance qui existait entre eux et que le plagiaire était Stephen.

Les ridicules qui se trouvaient en Stephen, adoptés par lui, paraissaient plus évidents et choquaient davantage, et, ne les eût-il pas chargés, il y a tels défauts qui complètent l’ensemble d’une organisation, qui sont la conséquence de telles qualités correspondantes, lesquelles ne peuvent exister indépendamment de ces défauts ; ce sont des défauts absolus, mais non relatifs, et on ne s’en aperçoit pas ; mais, si un autre s’en empare et les montre séparés de ce qui les encadrait, ils paraissent laids et nus.

C’est une chose précieuse que l’individualité. Nous ne comprenons pas comment on peut désirer de ressembler à quelqu’un. Il vaut mieux n’être rien et être soi qu’être la charge, ou la caricature, ou même une épreuve pâle d’un grand homme ; il serait désespérant de ressembler à Napoléon, ou à Voltaire, ou à Byron.

Parce que, alors, chaque fois que l’on penserait à vous, on penserait aussi à celui auquel vous ressemblez, et l’esprit, même involontairement, ferait une comparaison.

C’est ainsi qu’une femme d’une médiocre beauté ferait mal de se montrer toujours auprès d’une femme extrêmement belle. C’est ainsi qu’il est désagréable de sortir avec un homme haut de six pieds.

Et quand, pour avoir votre individualité à vous, vous avez retranché de vous tout ce qui ne vous appartient pas, vous avez émondé tout ce qui a pu être greffé sur vous, et vous vous êtes fait petit et grêle pour ne pas avoir une hauteur et un embonpoint d’emprunt, il est exaspérant au dernier point qu’il arrive un parasite vous prendre la moitié du peu que vous avez.

Vous n’avez pas voulu ressembler aux gens plus grands que vous en vous élevant jusqu’à eux : il vient un homme qui établit une ressemblance entre lui et vous en vous tirant par les pieds et vous abaissant jusqu’à lui.

Vous n’êtes plus un homme, il faut lui et vous pour faire un individu ; il s’attache et s’enlace après vous malgré vous ; il marche avec vous dans vos bottes ; il entre avec vous dans votre peau, au risque de la faire crever ; il se sert de vos passions, de vos vices, de vos peines, de vos plaisirs ; de tout cela, vous n’avez plus que la moitié.

Si quelquefois il ne vous prend pas un tel dégoût de votre nature, qu’il usurpe et fait sienne, que vous aimiez mieux ressembler à un autre qu’à lui et que vous vous glissiez à votre tour dans la peau d’un autre, chassé que vous êtes par un usurpateur de vos habits, de vos goûts, de vos pensées, de vos sensations, de vos défauts, vous êtes comme un limaçon sans coquille.

L’homme qui vous expose à cette affreuse situation est votre plus mortel ennemi ; vous avez le droit de le tuer, car il dérange toute votre vie, il vous rend ridicule à vos yeux, et vous ôte l’esprit de vous-même.

Stephen arriva donc chez Schmidt et lui dit :

— Vous n’êtes pas riche ; j’ai à vous offrir une place de trois mille florins à Baden. Si vous n’acceptez pas, nous nous battrons demain et je vous tuerai.

Schmidt trouva l’offre bizarre, accepta la place et partit pour Baden deux jours après.

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