LXXIV Sous les tilleuls

« Je vous le dis en vérité, je ne connais pas cet homme. »

SAINT PIERRE.

Comme sa poitrine est oppressée !

Rien n’est changé : encore cette giroflée dans une fente de la muraille.

La voilà !

Magdeleine !

Mais elle n’est pas seule. Un homme, un jeune homme est assis près d’elle.

C’est Edward !

À la vue de Stephen, Magdeleine pâlit ; elle se leva et retomba sur le banc.

— C’est moi, dit Stephen, c’est moi. Je viens non pas riche, mais possesseur d’une petite fortune.

Magdeleine, les yeux collés sur la terre, d’une voix faible, balbutia :

— Monsieur, je vous félicite de cette amélioration dans votre sort.

Il sembla à Stephen que son cœur mourait dans sa poitrine, ses yeux cherchèrent ceux de Magdeleine ; mais elle évitait opiniâtrement son regard.

Edward, pour sortir de cet embarras, essaya d’entamer un sujet de conversation.

— Je ne m’attendais pas à te voir ici, Stephen.

— Ni moi à t’y rencontrer.

— C’est un hasard dont je me félicite.

— Pour moi, ce n’est pas un hasard, et je ne m’en félicite pas.

— Pourquoi ?

— Je crains d’avoir dérangé mademoiselle.

— Non, monsieur, dit Magdeleine d’une voix si faible que le vent dans les feuilles eût suffi pour empêcher de l’entendre, vous ne me dérangez pas.

— Je ne te remercie pas de ton accueil, dit Edward ; mais mon amitié me donne le droit de trouver que mademoiselle aurait pu s’attendre à plus de politesse.

— Quand je vous demanderai des avis, il sera temps de m’en donner.

Stephen était pâle et couvert d’une sueur froide ; ses yeux étaient rouges et flamboyants et fixés sur Magdeleine. Il continua :

— Je demande pardon à mademoiselle de m’être ainsi présenté devant elle sans me faire annoncer. Peut-être a-t-elle oublié et mon nom et ma figure ?

— Je ne sais si tu es fou, dit Edward ; mais, si j’avais le droit de donner un conseil à mademoiselle, ce serait de rentrer chez elle et de te laisser, comme Roland, t’escrimer contre les arbres du jardin.

Et Edward présenta la main à Magdeleine : elle se leva pour le suivre. Stephen lui saisit le bras, elle se retourna effrayée.

— Monsieur, vous me faites mal !

Stephen, étourdi, s’appuya contre un arbre et les laissa aller. Le bruit de la porte, en se refermant le tira de sa léthargie.

« Mais c’est impossible, Magdeleine, c’est impossible ! Peut-être ai-je, eu tort devant Edward : Edward est pour elle un étranger ; sa modestie a été alarmée. Mais pourquoi est-il là ? pourquoi seul avec elle ? Non, c’est impossible ! J’ai eu tort, je me suis trompé ; je suis fou ; j’ai parlé avec aigreur, je lui ai fait peur. Oh ! non, elle ne devait pas avoir peur de moi ! Elle ne m’aime plus… Edward… il y avait sur son visage un air de triomphe et de supériorité et quand il lui a présenté la main, elle l’a suivi avec un air d’obéissance.

» Non, non, c’est impossible : elle est à moi, c’est bien elle ; voilà encore son nom et le mien gravés sur l’écorce de ce tilleul. Il y a deux ans, deux ans passés par moi dans les larmes ; la faim, pour elle, pour la conquérir. Non, c’est impossible ; elle n’oserait pas. Et, d’ailleurs, Edward est-il digne d’elle ? Son âme ne la comprenait pas. Et elle m’a promis de m’attendre : j’ai travaillé, j’ai souffert, et je reviens.

» Monsieur, a-t-elle dit, je vous félicite de cette amélioration dans votre sort, » Mon sort ! elle comprend donc ma vie séparée de la sienne ? Il faut que je lui parle. Fou que je suis de l’avoir laissée partir !

» Mais elle, ne me devait-elle pas de m’ôter cette affreuse inquiétude ? ne comprend-elle pas tout ce que je souffre en ce moment ? Elle est coupable !

» Mais ma présence subite, celle d’un étranger…

» Oh ! si c’était moi l’étranger, si c’était moi qui les gênait ! Oh !… je les ai laissés partir ! Je l’attendrai, lui ; il parlera ; je saurai tout, je vais l’attendre.

Et, en dehors de la maison, Stephen alla s’asseoir sur une pierre pour attendre qu’Edward sortît.

Deux heures se passèrent pendant lesquelles Stephen, tantôt assis sur les pierres, la tête dans les deux mains, restait engourdi et immobile, tantôt se levait furieux et marchait à grands pas, de la main qu’il avait dans son habit se déchirant la poitrine.

Edward sortit.

— Écoute. Que fais-tu chez M. Müller ? Que faisais-tu avec Magdeleine ? Pourquoi m’a-t-elle reçu de cette manière ? Parle !

Et il lui serrait le bras à lui rompre l’os.

— Je ne puis parler tant que tu me tiendras ainsi, dit Edward. Maintenant voici ma réponse à toutes tes questions. J’ai l’habitude de faire ce qu’il me plaît sans prendre l’avis de personne. Je suis chez M. Müller parce que dans huit jours j’épouse sa fille.

— Tu épouses sa fille, Magdeleine ? Est-ce Magdeleine que tu épouses ?

— Oui, d’autant que je ne lui connais pas d’autre enfant.

— Après ? dit Stephen, les lèvres et les mains convulsivement serrées.

— Après ? Mais je n’ai pas besoin de t’apprendre les conséquences du mariage. Nous vivrons heureux et nous aurons beaucoup d’enfants.

— Toi ! Magdeleine ! Magdeleine ! un enfant dont tu serais le père ! un enfant à elle et à toi ! Non, non ; tu mens, tu mens !

— Je ne vois pas ce qu’il y a de surnaturel : je l’aime, je lui plais ; j’ai le consentement du père.

— Tu ne l’épouseras pas.

— Pourquoi ?

— Parce que Magdeleine est à moi ; parce que je l’ai achetée de toute ma vie, de tout mon bonheur, parce que me l’enlever, c’est me tuer, c’est m’arracher les entrailles avec les ongles. Tu ne veux pas me tuer, n’est-ce pas, Edward ? tu ne veux pas m’enlever Magdeleine ? n’est-ce pas que tu ne voudras pas ?

— Calme un peu cette frénésie. Je sais que tu as fait la cour à mademoiselle Müller, qu’elle t’a même témoigné quelque intérêt et que, sans la sage prudence du père, elle aurait consenti à partager ta pauvreté : mais cet âge où l’amour tient lieu de tout ne dure pas longtemps : c’est sans doute pour cela qu’on se dépêche tant de faire des sottises pendant sa durée, parce qu’on prévoit qu’elle sera courte. On l’a désabusée. Cette sorte d’influence que tu exerçais sur elle par ta nature romanesque a cessé.

— Continue, dit Stephen les dents serrées et d’une voix posée et calme, tandis que ses entrailles bouillaient.

— Et vraiment vous n’auriez été heureux ni l’un ni l’autre. Ce que vous aimiez tous deux, c’étaient des enfants de votre imagination ; ce n’était pas ce que tous les deux vous avez réellement de bien : vous ne vous connaissez pas. Un mois après la noce, vous eussiez vu que vous vous étiez trompés ; la réalité eût tué un amour fondé sur des chimères et une fièvre de cerveau, et vous vous seriez haïs. Je te rends, en épousant mademoiselle Müller, un véritable service, et j’espère bien qu’après ce premier moment passé, tu m’en témoigneras ta reconnaissance en restant mon ami comme devant et en assistant à mon mariage.

— Tu n’as pas répondu à ma question, dit Stephen.

— Tu m’as fait une question ?

— Oui. Veux-tu me tuer en m’enlevant Magdeleine, qui est mon bonheur et ma vie ?

— Je ne veux pas te tuer ; mais j’épouserai mademoiselle Müller, et tu t’abuses en croyant que ton bonheur est attaché à elle.

— Eh bien, ce mariage ne se fera pas. Magdeleine m’aime ; on la sacrifie à ton argent ; tu l’achètes. Ce mariage ne se fera-pas !

— Si c’est un sacrifice, jamais, sans excepter Iphigénie ni la fille de Jephté, on n’aura vu une victime si résignée, et je te jure qu’elle s’accommode fort bien du sacrifice.

— Tais-toi, tais-toi, ou je te tuerai comme un chien ! C’est assez, c’est trop de m’enlever Magdeleine comme le vautour enlève l’alouette à sa mère ; mais ne dis pas qu’elle t’aime, ne le dis pas !

— Pourquoi ne le dirais-je pas, quand la chose est vraie ?

— Tu mens.

— J’ai assez longtemps supporté ta folie : il est temps que cela finisse.

— Oui, oui, il est temps, dit Stephen.

Et il saisit Edward au corps. Celui-ci voulut résister et se débattre ; mais, malgré ses efforts, Stephen l’enleva et le jeta à ses pieds avec violence. Edward resta par terre raide et étourdi de telle sorte qu’on l’eût cru mort.

Stephen partit à grands pas et monta dans sa petite chambre ; il la retrouva telle qu’il l’avait laissée. Il pleura amèrement.

— Ô mon Dieu ! Magdeleine m’abandonne !

Et il se frappait la tête contre les murs.

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