XV Sous les tilleuls

Il faisait presque nuit, et, couronné d’opale,
L’horizon conservait encore un reflet pâle,
Un jour voluptueux,
Et la brise du soir, légère et parfumée,
Faisait tout doucement murmurer la feuillée.
Nous n’étions que nous deux.

À la fin de la journée, le soleil était descendu à l’horizon, et plus de la moitié de son disque avait disparu.

Au-dessus, sur un fond d’un bleu clair et transparent, se dessinaient de gros nuages noirs avec une frange d’un rouge de sang, et des nuées plus légères glissaient lentement, semblables à une fumée empourprée.

Sous l’allée des tilleuls, Stephen, à demi couché sur l’herbe, attendait Magdeleine ; et, à mesure que le soleil baissait, ses regards se tournaient plus inquiets du côté de la maison.

C’était à cette heure-là un lieu enchanté que cette allée ; les tilleuls entrelaçaient leur feuillage ombreux et touffu ; au-dessous sortait de l’herbe épaisse qui tapissait la terre de liserons et de noueux chèvrefeuilles qui montaient en tournant autour des troncs, et retombaient en guirlandes. Il n’y pénétrait qu’un jour faible et doré ; tout était dans un calme et un silence profond, interrompu seulement de temps à autre par quelques cris des oiseaux qui se disputaient leurs nids, ou par un léger souffle de vent qui faisait doucement frémir les feuilles des tilleuls et secouait sur le gazon l’odeur suave des chèvrefeuilles et d’une aubépine au parfum amer.

Stephen roulait dans ses doigts un papier ; c’était une lettre, une déclaration d’amour. Il l’avait écrite la nuit avec la fièvre ; il la relut et la trouva absurde. Il eût bien voulu pouvoir la refaire, et commençait à désirer que Magdeleine ne vint pas.

Mais la porte du jardin s’ouvrit, et Magdeleine s’avança marchant rapidement, le regard brillant, le visage animé, tenant encore à la main la lettre qu’elle venait de recevoir de Suzanne.

Stephen cacha son papier et sentit son sang l’abandonner et son cœur défaillir.

— Monsieur Stephen, dit Magdeleine, vous m’avez, il y a quelques jours, envoyé un bouquet de wergiss-mein-nicht. Où l’avez-vous cueilli ?

Stephen étonné répondit :

— Au bord d’une petite rivière, à deux ou trois lieues d’ici.

— Monsieur Stephen, lisez, lisez ceci.

Et elle lui tendit la lettre de Suzanne. Stephen la prit en attachant sur elle un regard de surprise. Il lut. Après quelques lignes, il la lui rendit en souriant.

— Monsieur, monsieur, dit Magdeleine, c’était vous, c’était vous ; c’est beau, monsieur ! c’est bien beau !

Et elle lui tendit la main. Stephen la prit ; mais il y eut dans cette pression de main quelque chose de soudain et d’électrique qui les fit tous deux tressaillir. On eût dit que, par deux veines ouvertes et réunies, leur sang, leur âme, leur vie, se confondaient. Leurs regards aussi restèrent attachés l’un sur l’autre. Le sein de la jeune fille était gonflé et palpitant ; effrayée de son émotion, elle pencha sa tête sur sa poitrine et laissa couler des larmes abondantes.

Stephen mit la main de Magdeleine sur son cœur, et tous deux restèrent longtemps sans se parler ; enfin Stephen, avec effort, fit sortir de sa poitrine : « Magdeleine ! » Dans sa voix, dans son regard, il y avait tout : de l’amour, du bonheur, de l’émotion, l’aveu de sa tendresse et le récit de ce qu’il avait souffert. Elle articula à peine : « Stephen ! » et leurs regards se rencontrèrent encore, et leurs mains se serrèrent convulsivement, cherchant à s’unir plus intimement et à se toucher par tous les points.

Là, il n’y a pas de description possible, il n’y a pas de phrases, pas de mots : celui qui, dans ses souvenirs, n’en a pas un qui réponde à cette image, celui qui n’est pas ému en songeant au moment le plus beau, sans contredit, de la vie d’un homme, qu’il ferme le livre, je l’en prie ; je ne veux pas l’initier plus longtemps à mes naïves impressions, il rirait de moi.

— Magdeleine ! dit Stephen après un long silence, vous m’aimez donc ?

Elle ne répondit que par un regard.

— Oh ! vous m’aimez ! dit Stephen d’une voix profonde et émue ; dites-le-moi, dites-moi que ce n’est pas un songe : je n’ose croire à tant de bonheur ; le réveil serait affreux. Vous,Magdeleine, vous à moi ! oh ! merci ! merci ! à vous je dois tout le bonheur de ma vie : n’est-ce pas, je ne rêve pas ?… Oh ! non, c’est bien elle ; c’est trop, c’est trop de bonheur, trop pour un homme ! il m’écrase, il me tue ! Elle est à moi, à moi son amour ! Ô mon Dieu !

Et il serrait sa poitrine de ses mains comme pour empêcher son cœur de la déchirer.

Et tous deux ils étaient seuls sous le ciel et sous la verdure, entourés d’un air pur et du parfum des fleurs, et leur âme avait des ailes comme les anges et s’élevait au ciel. Oh ! s’il est vrai que Dieu soit un bon père, pourquoi ne les écrasait-il pas de sa foudre ? pourquoi ne les appelait-il pas dans son sein ? pourquoi ne finissaient-ils pas là leur vie ?

La voix criarde de Geneviève rompit le silence ; elle appelait Magdeleine. Magdeleine tressaillit et s’aperçut qu’il faisait presque nuit ; elle s’enfuit en disant :

— À demain, ici, à la même heure.

Et Stephen, immobile, la suivit des yeux jusqu’au moment où le dernier pli de sa robe blanche eut disparu par la porte ; et, après qu’on ne pouvait plus la voir, il regardait encore et n’osait faire un mouvement dans la crainte de rompre le charme.

Il resta longtemps ainsi, puis il sortit dans la campagne. Il lui semblait que sa tête était dans le nuage ; il y avait tant de bonheur dans son cœur, qu’il ne pouvait le contenir et qu’il eût voulu en répandre sur tout ce qu’il voyait. Il eût désiré presser la main de tous ceux qu’il rencontrait : il donnait aux enfants ce qu’il avait d’argent, et les embrassait, et se dérangeait pour ne pas froisser du coude les hommes qui passaient près de lui, dans la crainte de les briser, et il leur laissait le plus beau chemin.

Puis il courait et sautait comme un jeune chevreau, et il rentra au jardin. Là, il restait quelque chose de Magdeleine dans l’air qui avait entouré son corps ; le parfum des chèvrefeuilles était son haleine. Presque toute la nuit se passa ainsi.

Longtemps il vit briller une lumière à travers les rideaux de Magdeleine : elle non plus, elle ne dormait pas. – Ô mon Dieu ! demain n’arrivera jamais !

Et, pour faire marcher le temps, il monta se coucher. Il s’endormit bientôt : mais de temps à autre il se réveillait en sursaut, se reprochant de perdre dans le sommeil des instants de bonheur, des parcelles d’une vie heureuse, mais il finit par succomber à la fatigue et ne se réveilla qu’assez avant dans la journée.

Le lendemain, il écrivit plusieurs lettres pour Magdeleine.

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