XIV Suzanne à Magdeleine

Il y a quatre jours, je croyais t’embrasser, ma chère Magdeleine ; nous étions, ma mère, mon père et moi, allés faire une visite de deux jours chez des amis de mon père qui demeurent à trois lieues de notre petite ville. Mais un accident nous a empêchés de t’aller voir.

Nous devions nous mettre en route à deux heures ; pour occuper la matinée, on proposa une promenade sur le bord de la rivière. Tu sais que je n’aime pas la campagne, ni le vent, ni la fatigue, ni le soleil, ni la terre raboteuse. Néanmoins, je fis comme tout le monde. Le temps était fort beau ; on parlait de choses et d’autres, et l’on fit l’éloge de la solitude, que je déteste, et que ceux qui la vantaient n’aiment pas beaucoup plus que moi.

Connais-tu rien, ma chère amie, de plus fatigant que cette manie funeste aux plaisirs des autres qu’ont certaines gens de tourner à l’idylle, de prôner un bonheur qui les ferait mourir de chagrin, et de raconter à tout propos les vertus de ces bons paysans auxquels ils ne rendent pas leur salut dans la crainte de se compromettre, et encore de dire, d’après les poëtes élégiaques : « Oh ! que je voudrais vivre aux champs, libre de tout souci et d’ambition ! » quand rien ne les empêche d’y vivre, que leur volonté ?

Je supportais pourtant cet ennui avec la résignation du désespoir, et d’ailleurs j’étais préoccupée de la visite que nous devions te faire. Tout à coup un bruit nous fit retourner : plusieurs personnes, de l’autre côté de la rive, criaient et appelaient au secours ; leurs signes et leurs gestes nous firent regarder dans l’eau.

Horreur ! un homme luttait contre la mort, de temps à autre, il paraissait sur l’eau, et sa voix étouffée faisait de vains effortspour appeler et ne produisait qu’un affreux hurlement ; ses yeux blancs s’élançaient de sa tête ; sa figure était violette, et ses bras sortaient de l’eau pour saisir quelque chose, pour se raccrocher à un appui ! Rien ! il ne trouvait rien ! et, malgré ses efforts désespérés, il disparaissait. Deux fois nous le vîmes revenir ainsi ; à la troisième fois, il ne fit qu’apparaître une seconde, et il ne revint plus. À ce moment, un homme qui se trouvait en face de nous, de l’autre côté de l’eau, arracha ses vêtements, se précipita dans la rivière, et nagea vers l’endroit où le noyé avait disparu. Nous le suivions des yeux avec un horrible serrement de cœur ; il enfonça la tête dans l’eau, puis le corps : ses jambes mêmes disparurent, et il y eut un moment d’une affreuse incertitude, personne des assistants ne respirait ; mais un peu plus loin l’eau s’agita, et nous vîmes reparaître les deux hommes ; nous respirâmes. Mais alors se passa une chose affreuse ; une lutte terrible s’engagea entre eux. Le premier qui avait disparu, furieux, fou, voulait sortir de l’eau tout entier : son sauveur voulait le maintenir et le porter au bord ; mais le fou le prit à la gorge, l’entoura de ses jambes, et tous deux se débattirent avec d’épouvantables convulsions. Le jeune homme était entraîné par celui qu’il avait voulu sauver ; malgré ses efforts, il enfonçait dans l’eau, et on le voyait raidir son cou et lever la tête pour respirer plus longtemps : il appela, il jeta un nom… un nom semblable au tien… et l’eau les engloutit tous les deux ! Un cri d’horreur se fit entendre sur les deux bords ; ma tête était perdue ; je me jetai à genoux devant mon père, devant son ami :

— Allez, allez ! dis-je en pleurant et en criant, sauvez-le ! le laisserez-vous mourir ? Mon père ne savait pas nager ; son ami était glacé d’effroi, et complétement inerte et sans force.

— Ô Dieu du ciel ! criai-je, ne voyez-vous pas ce qui se passe ?

Ô Magdeleine ! c’était un cruel spectacle ! L’eau avait repris tranquillement son cours ; mon père disait :

— Le malheureux doit horriblement souffrir ; je connais un homme qui a failli se noyer et qui cherchait à se briser la tête au fond de l’eau pour finir des tortures qu’il dit atroces.

Nous restâmes plusieurs minutes muets et dans une stupide torpeur, les yeux fixés sur l’eau. Six ou huit minutes s’étaient écoulées, mon père me prit par le bras et me dit :

— C’est fini ! allons !

C’est fini ! Ce mot tuait mon reste d’espoir.

C’est fini ! Je ne pouvais croire que Dieu laissât mourir et souffrir ce pauvre homme.

— Oh ! dis-je, il n’y a donc pas de Dieu ?

Mon père me dit :

— C’est fini ! il est mort ! il ne souffre plus.

Tout cela avait passé dix minutes, ce sont dix longues années.

On m’entraîna. Tout à coup un cri fut jeté par les gens qui étaient sur l’autre rive ; je revins en courant au bord de la rivière ; l’espoir me ranima. En effet, l’eau s’agita en tourbillonnant. Un homme reparait blanc comme un mort. Lequel est-ce ?

C’était une terrible anxiété. S’est-il débarrassé du noyé qui l’enlaçait ?

Il respira deux longs traits, releva ses cheveux avec sa main, regarda le ciel et plongea encore. C’était lui ! il ne voulait pas abandonner celui qu’il avait voulu sauver ; une minute affreuse se passa, mais il revint ; il traînait avec lui un homme raide et immobile, et nagea péniblement vers le bord opposé au nôtre. Ô Magdeleine ! quand ils furent sur la terre, j’avais partagé sa fatigue, alors seulement je respirai ; l’homme et la femme qui étaient sur le bord se mirent à réchauffer le noyé ; son sauveur se jeta à genoux et parut remercier Dieu ; puis il tomba de fatigue sur l’herbe. L’autre était revenu à lui.

Avec l’homme et la femme il vint secourir son sauveur ; ils étanchèrent le sang qui coulait de la blessure que lui avaient faite au cou les ongles du noyé.

La petite rivière nous séparait ; j’aurais voulu voir et embrasser ce bon jeune homme. Il se leva, s’approcha du bord en s’appuyant sur quelqu’un, et cueillit une touffe de wergiss-mein-nicht qu’il mit dans son sein.

C’est un souvenir qu’il veut garder.

Je fis signe de la main en criant : « Bien ! bien ! bon jeune homme ! » et, succombant à l’émotion, je m’évanouis. Il fallut m’emporter.

Magdeleine, j’ai bien juré de ne retourner jamais à la campagne et au bord d’une rivière. Il y a de quoi me tuer.

Adieu, ce souvenir m’a encore bouleversée ; je ne puis parler d’autre chose ; je t’écrirai dans quelques jours.

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