CXII SOUS LES TILLEULS

Stephen et plusieurs de ses compagnons devaient déjeuner ensemble ; on avait persuadé au marquis que l’on en faisait un pique-nique, que l’on aurait des dames, et qu’il eût à se montrer galant et somptueux ; c’était simplement un moyen de lui faire donner à déjeuner à douze ou quinze personnes. En effet, il se piqua de vanité et arriva avec une voiture chargée : personne n’avait rien apporté, mais la part du marquis suffisait et au delà.

Comme on allait se mettre à table, on chercha partout Stephen : on attendit, puis on envoya chez lui. Il venait de partir à cheval, n’avait pas emmené de domestique ni dit quand il rentrerait ; on se mit à table sans lui.

En vain Stephen se livrait à tous les plaisirs, se jetait dans toutes les folies, dans toutes les extravagances ; au milieu de ses écarts de gaieté, son cœur n’avait pas cessé un instant d’être cruellement rongé par ses souvenirs et par ses regrets.

Partout, dans les plus somptueuses orgies, dans les bras des femmes les plus séduisantes, partout un dégoût amer venait le poursuivre.

Car ce n’était pas là le bonheur qu’il avait rêvé, auquel il avait sacrifié sa jeunesse si pleine de séve et d’énergie.

Tous ces plaisirs étaient pour lui horriblement creux ; la vie lui paraissait longue, et, chaque soir, il ne savait que faire du jour qui allait venir : l’ennui, l’affreux ennui, qui fait désirer la tristesse ; l’ennui, qui met sur le crâne un lourd bonnet de plomb, qui émousse les sens et les rend inaptes à aucune impression, s’emparait de lui au milieu de ses plaisirs les plus vifs ; souvent il pensait à se tuer, et il l’aurait fait si cette effroyable situation laissait assez d’énergie pour prendre une résolution.

La nuit qui précéda le déjeuner, il avait un fait un songe.

Il avait rêvé qu’il était assis dans un coin d’un salon et que, au son des violons et des flûtes, il regardait danser et rigoler les jeunes filles.

Un valet traversa le salon avec précipitation et lui remit une lettre ; il la lut et s’élança vers la porte, renversa d’un coup de coude le plateau sur lequel on portait des rafraîchissements et embarrassa son pied dans les jambes d’une jeune fille qui roula avec le plateau dans l’orgeat et le sirop de vinaigre.

Il monta dans une voiture ; la voiture allait lentement ; plus il pressait le cocher, plus il allait lentement.

La lettre disait : « je vais mourir ; le médecin m’a condamnée ; demain, je serai morte. Vous avez gardé une de mes lettres, rapportez-la-moi ; il me semble que cette lettre fait une tache sur la robe blanche avec laquelle je dois paraître devant Dieu.

» MAGDELEINE. »

La voiture le conduisit chez lui ; il prit la lettre et se fit conduire chez Magdeleine ; le cocher se trompa de route ; Stephen sortit de la voiture et le battit ; une patrouille voulut l’arrêter ; après une longue résistance, il s’échappa avec un coup de baïonnette dans le bras.

Comme il courait, il fut arrêté par un coup de fouet dans la figure ; c’était le cocher qui lui demandait de l’argent ; il fouilla dans ses poches, il avait perdu sa bourse ; il donna au cocher un coup de pied dans le ventre.

Enfin, il arriva en courant ; toutes les horloges des églises sur la route sonnaient minuit ; les cloches avaient l’air de rire de lui. Le portier refusa de lui ouvrir ; il fit un bruit affreux, le portier sortit et lui donna un coup de bâton sur la tête.

Stephen tomba par terre ; des passants le firent transporter chez lui. On le coucha ; comme il sommeillait, une voix lui dit à l’oreille :

— Vous n’êtes pas venu m’apporter ma lettre, je viens la chercher.

Voilà ce qu’il rêva.

Alors, à cette voix, il se réveilla en sursaut ; il n’y avait personne autour de lui, il était baigné dans la sueur.

Tout à coup il entendit feuilleter ses papiers : il frissonna de tout le corps, s’enfonça les ongles dans la chair pour s’assurer qu’il ne dormait pas ; il était bien éveillé, mais il avait une fièvre horrible, il ne pouvait distinguer ce qu’il avait vu dans son rêve de ce qu’il entendait, il ne savait où finissait ni où commençait le songe.

Et d’ailleurs il entendait toujours feuilleter des papiers.

— Ma chambre est fermée : un être vivant ne peut y entrer… Si elle est ici, c’est qu’elle est morte… c’est son âme.

Ses cheveux lui faisaient mal sur la tête.

Et toujours on feuilletait les papiers.

Il prit un couteau à son chevet, se leva d’un bond, et d’un coup de poing ouvrit un volet et une fenêtre ; un rayon bleuâtre entra et lui montra, tombant sous son bureau, les plis d’une longue robe blanche comme un linceul.

Et il entendait toujours feuilleter les papiers.

Alors, il sauta par la fenêtre, tomba sur l’herbe humide et froide, et s’évanouit ; mais bientôt le froid le fit revenir à lui.

La fenêtre était basse, il n’était pas blessé ; le jour commençait à poindre. Il rentra dans sa chambre, il courut à son bureau et retrouva la lettre de Magdeleine qu’il avait conservée. Il vit sa robe de chambre sur son fauteuil, et des poissons dans un vase et nageant sur le sable faisaient entendre le bruit de papiers que l’on feuillette.

Il sonna un domestique et lui ordonna d’aller chez Edward savoir des nouvelles de sa femme ; puis il changea d’idées et y alla lui-même. Mais toutes les portes étaient fermées, il se promena longtemps dans la rue ; la porte s’ouvrit, il demanda si tout le monde se portait bien chez Edward.

— Parfaitement bien, et l’on prépare les chevaux, car ils vont déjeuner en ville.

Stephen s’en alla ; il était blessé de la voir tranquille et dans sa vie ordinaire, tandis qu’il avait tant souffert à cause d’elle toute la nuit.

— Elle a dormi calme ; ses songes ont été agréables et ne lui ont parlé que des plaisirs du lendemain ; je n’y ai aucune place, moi, malheureux, qui ai usé pour elle mes plus belles années et décoloré tout le reste de ma vie.

Puis il pensa que le sommeil de Magdeleine n’avait été interrompu que par les caresses d’Edward ; il frappa du pied et éclaboussa un officier qui passait.

Il se plaignit en jurant ; Stephen était de mauvaise humeur et lui répondit brusquement. Ils allèrent chercher des épées et se battirent. Stephen donna un coup d’épée à son adversaire et lui demanda pardon de sa brusquerie.

La matinée était un peu avancée, et d’ailleurs il n’eût pu, dans la situation d’esprit où il se trouvait, aller se mêler à une orgie ; il monta à cheval et partit revoir la maison de M. Müller.

Elle était déserte depuis la mort de son propriétaire. Dans la cour, l’herbe avait cru entre les pavés.

Le jardinier seul l’habitait.

— Une belle bête ! dit-il, en caressant de la main le cheval gris de Stephen et en lui arrangeant la crinière. Vous rappelez-vous, monsieur Stephen, quand vous êtes parti d’ici un matin, que j’ai porté votre malle sur mon bidet ? Je l’ai vendu, le pauvre animal, car il n’y a pas grand’chose à faire ici : M. Edward et sa femme n’y viennent jamais.

Stephen croyait revivre au jour où il partit le matin si pauvre d’argent, si riche de courage, de force et d’espoir, si riche de son amour et de celui de Magdeleine.

Il monta au jardin. Le jardinier le suivit.

Les tilleuls étaient nus, ainsi que les chèvrefeuilles ; l’aubépine était couverte de baies rouges comme des grains de corail, et, à leur approche, une foule d’oiseaux qui les becquetaient s’envola en criant.

Il regarda tout, reconnut tout, les deux lettres sur l’écorce du vieux tilleul, le banc de verdure.

— Je prends soin du jardin de M. Müller, dit le jardinier ; et si vous venez au printemps, vous verrez qu’il n’a jamais été plus beau. Le pauvre cher homme, s’il revenait, je suis sûr qu’il serait content ; c’était là un bon maître. Pour M. Edward, dont je ne veux pas dire de mal, il n’est pas capable de distinguer une tulipe d’une renoncule, et il est bien brusque avec les domestiques.

Il faisait très-froid.

Stephen remonta à cheval après avoir donné de l’argent au jardinier, puis il partit.

Mais, comme il retournait la tête pour voir encore une fois la maison, son cheval eut peur, se cabra ; Stephen, surpris, voulut se retenir à la bride ; le cheval se cabra davantage et roula par terre avec son cavalier.

Le jardinier, qui le regardait partir, accourut. Stephen était relevé, mais un de ses bras et une de ses jambes étaient très-meurtris.

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