XCVI SUZANNE À MAGDELEINE

J’espère, chère Magdeleine, que la santé de ton père ne te cause plus d’inquiétudes et que la vue de sa fille et du bonheur que lui donne l’époux qu’il lui a choisi a ranimé une lampe où il n’y a plus beaucoup d’huile. Tu es heureuse autant que tu peux l’être. Ma chère, ne te l’avais-je pas dit ? Et une autre fois hésiteras-tu à suivre mes avis ?

Aujourd’hui que tu es raisonnable, je puis te parler d’un homme qui a manqué te faire faire une grande sottise, d’autant que les nouvelles que j’ai à t’en donner te rassureront complétaient sur les suites de l’affreux désespoir auquel tu craignais tant de le livrer.

Si M. Stephen est désespéré, si même il a conservé le moindre chagrin, c’est un homme adroit et profondément dissimulé ; tu ne le reconnaîtrais pas.

Non pas qu’il soit devenu raisonnable, il n’a fait que changer de folie : le Werther d’autrefois est devenu un aimable débauché ; il s’est fait dans la ville une sorte de réputation ; il n’y a pas un cercle où l’on n’ait sur lui quelque bonne histoire vraie ou fausse à raconter.

Et, pour dire le vrai, si la moitié de ce qu’on raconte de lui est fondé, c’est le cynique le plus spirituel que l’on puisse voir.

Voici une de ces histoires et que je puis te certifier véritable.

Avant-hier, les acteurs avaient annoncé un nouvel opéra ; les bruits de coulisses en disaient un grand bien, et, même sans cela, cette représentation eût toujours été un prétexte de se parer et de se faire voir. Pour ma part, je m’étais fait faire la toilette la plus élégante que tu puisses imaginer. Jamais, peut-être, je n’avais eu de si véhéments chatouillements de coquetterie, et le temps brumeux ne permettait pas la promenade. Mais, comme nous dînions, le domestique, chargé d’aller louer une loge, revint nous dire qu’il n’y avait aucun moyen d’avoir des places, qu’elles étaient toutes louées ; ne pouvant croire à cet empressement pour aller au théâtre, qui est si souvent vide, nous le fîmes retourner ; mais la nouvelle était vraie.

M. Stephen et deux de ses amis avaient trouvé plaisant de louer d’avance toutes les places du théâtre.

Il y avait en dehors une foule de gens qui voulaient entrer et d’autres qui venaient voir ce qui se passait ; on se battait avec les employés du théâtre, on criait, c’était un horrible vacarme. Pendant ce temps, les acteurs, qui voyaient trois hommes dans la salle, ne se pressaient pas de commencer ; mais, quand l’heure de lever le rideau fut passée, les trois spectateurs firent un affreux bruit, et l’on commença.

L’opéra fut joué assez froidement ; cependant, les trois amis applaudissaient ou gardaient le silence selon qu’ils jugeaient que méritaient les acteurs. L’opéra terminé, comme ils sortaient, ils trouvèrent à la porte plusieurs personnes ; celles qui les connaissaient firent des questions auxquelles ils répondirent froidement que c’était pour jouir du volume qu’acquièrent les voix et les instruments dans une salle vide.

Si tu sais, Magdeleine, le désœuvrement affreux d’une soirée dont le but a été manqué, le dégoût pour toute chose autre que celle que l’on avait projeté de faire, tu dois comprendre la mauvaise humeur générale et le bruit que fit dans la ville cette plaisanterie, qui a dû leur coûter plus de mille florins.

On ignore la source de sa fortune, mais ce qui est certain, c’est que M. Stephen est devenu riche. Il vient de passer devant nos fenêtres sur un superbe cheval gris :

Tu vois qu’il n’a pas été longtemps à se consoler.

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