XL Un ami

C’était un dimanche, un jour de repos, Stephen faisait son repas usité, un morceau de bœuf et une bouteille de petite bière.

On frappa à sa porte.

C’était Edward.

Ils s’embrassèrent.

— Hier, dit Edward, je me suis fâché avec mon oncle et je me suis mis en route pour l’Amérique : j’ai déjà fait trois lieues et je crois que je n’irai pas plus loin. Cette brouille ne peut pas durer bien longtemps, l’époque de ma majorité approche. Mais pour attendre jusque-là, il faut que j’aie recours à ton amitié ; ce qui m’a empêché de continuer ma route jusqu’en Amérique, c’est que je suis parti avec trente florins et qu’il ne m’en reste pas dix ; je viens partager ton modeste asile, manger avec toi le pain de l’amitié, en un mot, te demander l’hospitalité complète.

— Mon pauvre Edward, dit Stephen, je t’offre de bon cœur la moitié de ce que je possède, mais ce sera bien peu de chose ; je ne gagne que trente florins par mois ; nous partagerons et nous nous arrangerons de notre mieux, si tu as le courage de te soumettre à une vie de privations.

— Je suis pire que les Spartiates, j’assaisonnerai nos repas de gaieté et d’insouciance ; avec cela, on peut se griser avec de l’eau pure, et puis ce n’est pas pour longtemps. Ainsi, tu consens ; je suis ton hôte et ton commensal ; donc, j’emménage.

Il tira de sa poche trois chemises, et du fond de son chapeau, des bas et des mouchoirs brodés et parfumés.

— Il manque bien des choses à notre ménage, dit-il ; je vais faire des emplettes, – Et il sortit.

Resté seul, Stephen songea qu’il lui fallait prodigieusement restreindre ses dépenses, déjà fort modiques ; et, après avoir calculé et supputé, il vit que l’ordinaire ne pourrait se composer que de deux repas de pommes de terre et de lait, attendu que la viande était trop chère ; qu’il faudrait faire la cuisine et aller chercher de l’eau lui-même à la fontaine, manger du pain noir et supprimer la bouteille de bière du dimanche.

Que par ce moyen on établirait juste la balance entre la recette et la dépense, et que l’on vivrait tant bien que mal jusqu’au moment où Edward rentrerait en grâce auprès de son oncle ou aurait atteint sa majorité.

Quand Edward rentra, il apportait un miroir et de la bougie, parce qu’il ne pouvait supporter l’odeur du suif, et trois bouteilles de vin du Rhin.

— Edward, dit Stephen, je vois que tu n’es pas de première force sur l’économie domestique ; au train que tu prends, nos revenus nous donneraient à manger pendant les huit premiers jours de chaque mois, et il faudrait jeûner pendant trois semaines. Nous n’avons à dépenser qu’un florin par jour, et encore il faut prélever chaque mois cinq florins pour le loyer de la chambre.

— Diable ! dit Edward, il serait bien plus commode d’avoir une maison à soi ! Il paraît décidément que nous ne sommes pas riches ; mais, puisque le vin est tiré, il faut le boire. Aujourd’hui, d’abord, il nous faut planter la crémaillère.

Stephen fit part à Edward des plans qu’il avait faits pour leur ordinaire.

— Allons, allons, c’est égal, dit le nouveau venu. À la grâce de Dieu ! le hasard est là, qui prendra soin de nous.

Et ils passèrent le reste du jour à faire leurs dispositions et à raconter des histoires d’enfance. La gaieté d’Edward était communicative, et, à onze heures, on les eût tous deux entendus rire aux éclats. Enfin, ils se couchèrent, et, le lendemain avant le jour, Stephen partit pour le collége après avoir chargé Edward de faire la cuisine.

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