XLVI Une nuit

Chaque soir, Edward allait chez la voisine. L’oncle ne pouvait plus se passer de lui. Il y dînait fort souvent ; mais ce n’était pas une économie pour la société, parce qu’il lui fallait souvent des gants neufs et qu’il salissait une cravate tous les jours. Jamais les deux amis n’avaient été aussi gais. Stephen écrivait souvent à Magdeleine, et elle lui répondait régulièrement. Sa pauvreté n’était rien pour lui ; chaque jour rapprochait le terme de ses vœux, et l’estime qu’on lui témoignait au collége lui était un sûr garant qu’il obtiendrait la place qui lui avait été promise.

Un dimanche, Edward dînait chez sa voisine ; il était heureux et pétillant : son aveu avait été reçu favorablement ; il avait promis le mariage aussitôt son retour dans sa famille.

— Elle n’en croit pas un mot, dit-il à Stephen ; mais il faut lui donner à ses propres yeux un prétexte suffisant pour céder.

Plusieurs baisers avaient été dérobés, un même avait été quasiment rendu.

Ce jour-là, Stephen alla se promener dans la campagne, sur le bord de la rivière. Il avait fait connaissance avec un marinier, brave homme, père de famille, laborieux.

Ce pêcheur le tenait en haute estime à cause de son habileté comme nageur et comme batelier ; aussi, très-souvent, leur arrivait-il d’aller ensemble relever les filets, et Stephen dînait avec eux en payant son écot pour ne pas être à charge à ces bonnes gens. Après le dîner, on buvait un verre de vin ; Stephen épuisait son répertoire de chansons et dessinait des images pour les enfants. Du plus loin qu’on l’apercevait, les enfants le hélaient, couraient au-devant de lui et le tiraient par ses habits pour l’amener plus vite ; il serrait la main du pêcheur, et celui-ci lui prêtait un bateau quand il voulait s’aller promener seul : « Monsieur Stephen, lui disait-il quelquefois, si vous passez du côté du moulin, vous relèverez les nasses et vous rapporterez le poisson. »

Ce jour-là, après le dîner, le soleil se couchait dans des nuages de feu et de pourpre ; plusieurs personnes se présentèrent pour passer l’eau et s’aller promener sous une allée de peupliers et de saules qui longeaient la rivière.

— Cela se trouve mal aujourd’hui, dit Fritz ; je voulais raccommoder un filet que les pierres m’ont rompu.

— Raccommodez votre filet, Fritz, dit Stephen ; je passerai de ce côté ceux qui se présenteront.

Il ôta son habit et son chapeau et prit les avirons. Il allait chercher les passagers et recevait la rétribution pour Fritz.

Il advint qu’Edward, voyant qu’on proposait de jouer aux cartes, et se trouvant fort embarrassé à cause qu’il n’avait pas d’argent, avait proposé une promenade au bord de l’eau. Il appela : Ohé ! batelier ! la nacelle !

Stephen arriva.

Edward se prit à rire et le présenta à la veuve. L’oncle avait craint la fraîcheur. Ils étaient accompagnés de la jeune servante, qui était réellement fort belle.

À ce moment, la lune large et rouge sortait d’une masse de nuages blancs.

— Fritz, dit Stephen, voici l’argent des passagers. Il ne viendra plus personne ; voulez-vous me permettre de faire une promenade avec votre bateau ?

— Comment donc ! monsieur Stephen, est-ce que mon bateau n’est pas toujours à votre service ?

— Monsieur, dit la veuve, je crains horriblement l’eau. Savez-vous conduire un bateau ?

Fritz rit d’un gros rire : il ne comprenait pas qu’on parût révoquer en doute l’habileté de Stephen.

— Allez, allez, ma petite dame, sur mon honneur, vous n’aurez jamais été mieux conduite, ni plus vigoureusement. M. Stephen a des poignets qui ne le cèdent pas à ceux de nos plus robustes bateliers. – Monsieur Stephen, si vous rentrez tard, vous amarrerez le bateau de l’autre côté.

Et le bateau glissa lentement sur l’eau.

Après un long silence, Stephen, oubliant qu’il n’était pas seul, se prit à chanter, selon sa coutume.

Il chantait assez mal, mais sa voix, pleine, forte et très-accentuée, produisait un effet prodigieux au milieu de cette belle nuit si calme ; le vent, un peu frais, faisait frémir le feuillage, et les gros nuages couraient sur le ciel, voilant quelquefois la lune, qui paraissait marcher au travers et sortir majestueuse et triomphante.

Elle donnait en plein sur Stephen.

Sa figure, qui n’avait rien de remarquable, si ce n’est une physionomie très-prononcée et des traits irréguliers et vigoureusement dessinés ; sous ce costume : un pantalon et une chemise, le cou libre, la tête nue et les cheveux au vent, sa figure avait quelque chose de poétique et d’entraînant ; son regard expressif était levé au ciel, et sa voix communiquait les sensations qu’il ressentait et faisait vibrer le cœur.

Edward et la veuve faisaient peu d’attention à lui ; mais la jeune servante le regardait et retenait son haleine pour l’entendre.

Car, en ce moment, il était beau ; sa physionomie, qui, dans un salon, avait quelque chose d’étrange et de disparate, était en harmonie avec la noblesse et la grandeur de la nature qui l’entourait, d’autant qu’elle n’était pas, comme de coutume, contrainte par la gêne de se voir exposée aux regards et à la crainte de laisser percer ce qui lui remplissait le cœur.

La jeune fille était aussi belle, plus belle dix fois que sa maîtresse. À ce moment, Edward voulut ramer ; Stephen lui confia les avirons.

— Bizarres résultats de la civilisation ! pensait Stephen ; la nature a fait cette fille belle, et sa physionomie annonce de l’esprit ; la nature, dans son affection, l’a placée au-dessus de cette autre femme, et pourtant c’est celle-ci qui commande et l’autre qui lui obéit. La dame savoure tous les plaisirs de la vie, et la servante les voit passer avec envie sans les goûter ; la dame est entourée d’hommages et d’amour, et la pauvre servante doit se contenter des brutales caresses d’un palefrenier, quand, peut-être, la nature a mis en elle une âme plus noble et plus délicate, un cœur plus susceptible de comprendre l’amour et des sens plus capables de les savourer.

Ces idées firent qu’il parla à la jolie fille, et que la nuit tiède, le printemps, la nature, la solitude contribuèrent à l’émouvoir ; il sentit sa poitrine oppressée et le mouvement de son cœur suivre la voix de la servante ; il lui prit la main, elle ne retira pas la sienne ; leurs regards se rencontrèrent comme un baiser.

— Morbleu ! dit Edward, mes efforts n’ont produit qu’un résultat négatif ; au lieu d’avancer, je recule, et j’aperçois, reparaissant dans l’ombre, le pont que nous avons dépassé il y a une demi-heure.

Et il fit de nouveaux efforts, mais ils n’aboutirent qu’à rompre une des chevilles dans lesquelles étaient entrés les anneaux des rames ; alors, le bateau commença à descendre rapidement. Stephen sauta aux avirons, et appuyant sur son bras, singulièrement meurtri, la rame qui n’avait plus de chevilles, il aida Edward à regagner le bord, puis il sortit du bateau pour aller dérober à un arbre une nouvelle cheville ; mais quand il revint, le bateau (avait repris le large par la maladresse d’Edward, qui avait inhabilement agité la rame, et, tout en tournoyant, il suivait le courant qui l’entraînait avec une extrême rapidité. La voix tremblante d’Edward appelait Stephen ; la veuve criait, la servante pleurait.

— Silence ! dit Edward, vous m’empêchez d’entendre… Stephen, que faut-il faire ?

— Fais tournoyer le bateau avec l’aviron qui te reste, cria Stephen, et change de sens de manière à te rapprocher du bord.

Edward essaya, et de temps à autre Stephen criait : « À gauche ! à droite ! » Mais le trouble et le défaut d’habitude empêchaient l’autre de réussir ; les deux femmes n’osaient respirer dans la crainte de le gêner.

À ce moment, la lune sortit d’un nuage et leur montra tout le danger. Il était horrible. Le bateau n’était pas à deux cents pas du pont, et, s’il n’était brisé en éclats contre une pile, il était évident qu’il serait renversé du choc.

À cet aspect, Edward, désespéré, abandonna l’aviron ; les deux femmes tombèrent à genoux, criant : « Ô mon Dieu ! » en se tordant les mains.

Le sang de Stephen se glaça dans ses veines. Edward nage mal ; les deux femmes sont perdues, et lui-même, Edward, il n’est pas certain qu’il puisse se sauver.

— Edward, cria-t-il d’une voix de tonnerre, fais tournoyer le bateau.

Mais Edward était écrasé ; il ne pouvait plus agir ni répondre. Un nuage cacha la lune. Tous trois ne pouvaient plus voir le pont, mais entendaient approcher le bruit de l’eau qui se brisait contre les piles. Les deux femmes se cachèrent la tête dans les mains. Edward se déchirait la poitrine avec les ongles, et creusait d’un œil fixe l’eau noire qui allait les engloutir.

Stephen alors arracha le peu de vêtements qui lui restaient et se précipita dans la rivière, nageant de toutes ses forces vers le bateau ; mais le bateau fuyait, et il n’était pas probable que Stephen arrivât à temps.

Edward et les deux femmes ne savaient pas ce qu’il pourrait faire ; mais, dans un pareil danger, on est crédule et on reçoit avec transport un médecin quand on est près de mourir, quoiqu’on ait nié toute sa vie la puissance de la médecine. Et ils écoutaient le bruit de l’eau contre le pont et le bruit plus faible que faisait Stephen en nageant, attendant la mort ou la vie, selon qu’un bruit ou l’autre leur semblait s’approcher.

À ce moment, la lune se montra ; il n’y avait plus entre le pont et le bateau que trois fois la longueur d’un aviron. Stephen trouva alors une force extraordinaire.

Il glissait sur l’eau.

D’une main il saisit le bateau et s’élança dedans, s’empara d’un aviron, courut à la pointe… Il était temps.

La tête en avant, l’œil fixe, respirant à peine, il attendait le-moment décisif.

Quand il fut à portée, il frappa violemment la pile du pont. Du choc, il fut renversé dans le bateau, qui glissa rapidement sous l’arche.

Stephen, étourdi du coup, se releva et ramena le bateau à bord, puis il courut chercher ses vêtements. Les femmes voulaient sortir et continuer la route sur terre.

— Il faut reconduire le bateau, dit-il ; il n’est pas généreux de me laisser seul.

Mais Edward avait entraîné la veuve.

— Et vous, dit Stephen à la jeune fille, ne voulez-vous pas rester avec moi ?

Elle ne répondit pas, mais elle resta assise au fond du bateau. Il prit le large et laissa aller la nacelle au courant, donnant de temps à autre un coup d’aviron pour la tenir droite.

— Sans vous, monsieur, nous étions noyés, dit Marie. Oh ! monsieur, c’est une bien affreuse chose que la mort ! Cependant, quand je vous ai vu nager vers nous, il m’a semblé que nous étions sauvés.

Stephen avait repris sa main et l’attira doucement vers lui ; elle se laissa asseoir sur ses genoux, leurs lèvres se touchèrent d’un long baiser, et la tête de Marie tomba sur la poitrine du jeune homme ; il se sentit brûler de son haleine ; ils étaient seuls, au milieu du silence, au sein d’une belle et mystérieuse nuit. Il la pressait sur sa poitrine et il sentait battre son cœur sur le sien. Des nuages s’étaient amoncelés et l’obscurité était profonde.

On était arrivé. Stephen amarra le bateau, et l’on regagna la maison.

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