XLV

— Où es-tu donc allé hier ? demanda Stephen.

— M’informer de la santé de notre charmante voisine. Elle a été fort sensible à l’expulsion de Fox. Nous sommes invités à passer la soirée chez elle après-demain.

— Je n’irai pas.

— Il faudra bien que tu viennes. J’ai dit que nous sommes deux jeunes gens de famille, j’ai laissé un voile mystérieux sur notre origine : elle nous croit nobles. Nous voyageons incognito, et nous séjournons quelque temps dans chaque ville pour étudier les mœurs des habitants ; nous serions partis depuis longtemps si sa vue ne m’avait retenu.

— Elle a souffert ton impertinence ?

— Si bien que nous sommes invités pour après-demain à jouer une partie de whist. Elle aura son vieil oncle avec qui elle demeure, et deux ou trois dames.

— Je n’irai pas.

— J’ai promis.

— C’est égal.

— Alors, va remercier.

— Non.

— J’irai demain, ce sera un prétexte.

— J’admire la facilité de cette dame.

— Il y a longtemps que nous nous rencontrions dans l’escalier. Elle est veuve et très-passionnée pour la musique ; j’ai dit que tu étais musicien.

— Quelle folie !

— J’ai vanté ton talent : elle désire t’entendre ; mais tu me feras l’amitié d’être enrhumé.

— C’est inutile, puisque je n’y vais pas.

— J’oubliais. Alors, ce sera très-bien : il y a une dame avec laquelle tu dois chanter un duo italien ; j’ai dit que tu chantes admirablement l’italien.

— Je n’ai jamais essayé.

— Oui, mais j’avais prémédité ton rhume. Tu ne viens pas ? encore mieux. La dame sera désespérée de ne pouvoir chanter son duo ; je m’offrirai modestement, en avertissant que je ne chante pas, et, comme ce duo que j’ai proposé est un morceau que j’ai étudié six mois, j’aurai le plus grand succès. Il faut que j’achète des bas de soie.

— Mais nous n’aurons plus d’argent pour la nourriture.

— Tais-toi donc ; et le hasard ! il ne nous abandonnera pas, et puis nous vendrons les meubles.

— Il n’y a à cela qu’un inconvénient : c’est que nous n’avons plus de meubles.

— C’est juste ; mais nous avons toujours le hasard.

Le lendemain, Edward remonta triomphant.

— Je dîne en ville.

— Où ?

— Chez la voisine. J’ai vu l’oncle, je l’ai séduit. Il m’a parlé d’une bataille dont je ne me rappelle plus le nom ; j’ai dit que tu y as perdu ton père. C’est un vieux soldat ; nous avons trinqué ensemble ; il m’a chanté une vieille chanson de caserne que j’ai entendue je ne sais où ; je lui ai chanté le second couplet en lui disant que j’avais été bercé avec.

— Où cela te mènera-t-il ?

— À faire un excellent dîner et à quelque chose de mieux : la voisine baisse les yeux quand je la regarde et elle a paru enchantée de l’invitation de son oncle. Si tu veux, tu peux aussi t’arranger : elle a une servante bien jolie, sa chambre est à côté de la nôtre. Tu as là une bague de cheveux bien inutile ; prête-la-moi.

— Pourquoi faire ?

— Pour que la voisine la remarque, et, quand le moment sera venu, je lui en ferai le sacrifice.

— Que deviendra la bague ?

— Elle lui sera livrée, ou jetée au feu, ou foulée aux pieds.

— Je garde ma bague.

— C’est dommage ; cela aurait très-bien fait. Alors, je vais en aller acheter une.

— Où prendras-tu l’argent ?

— Tu as raison. Il faut renoncer à ce moyen.

— Tu as une manie d’acheter bien bizarre. Tu as voulu acheter aujourd’hui deux chevaux gris et une voiture, une maison et un jardin, des bas de soie et une bague. Je gage qu’il y en aurait pour plus de cent mille francs.

— Les désirs sont la richesse du pauvre et ne ruinent que les riches.

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