XCIX

— C’est une imprudence.

— Cela ne fait rien, dit Stephen.

— Aller ainsi provoquer le plus fort tireur de la ville !

— Pfff.

— Et il ne reculera pas, il vous tuera.

Stephen était allé trouver son homme et lui avait dit :

— Monsieur, on m’a dit que vous êtes galant homme et fort obligeant. Vous êtes l’amant de la danseuse Clara ; voulez-vous me la céder ?

— C’est sans doute une plaisanterie ?

— Non, monsieur, je ne plaisante pas et je n’ai pas non plus et encore moins l’intention de vous insulter. Voulez-vous me céder Clara, oui on non ?

— Eh bien, monsieur, non.

— Pourquoi cela, monsieur ?

— Parce que je la garde.

— Vous feriez mieux de me la céder, parce que, si vous refusez, il faudra que nous nous battions.

— Je ne vous la céderai pas, et je ne me bats pas avec un fou.

— Je ne suis pas fou ; choisissez : ou me céder Clara, ou vous battre avec moi.

— Parbleu ! monsieur, vous avez besoin d’une leçon, et j’accepte le cartel.

— J’aurais préféré que vous me cédassiez mademoiselle Clara ; mais enfin, vous avez le choix.

— J’ai aussi le choix des armes ?

— Certainement, dit Stephen.

— Partons.

— Partons.

Arrivés avec quatre témoins au lieu choisi pour le combat, Stephen s’approcha de son adversaire.

— Avez-vous réfléchi à ma petite proposition ?

— J’ai réfléchi que votre proposition est fort impertinente.

— Je ne vous demande pas comment vous trouvez ma proposition ; je demande si vous consentez.

— Je ne consens pas.

— Alors, vous me voyez désespéré ; mais il faut nous battre.

— Comme vous voudrez.

Quand l’adversaire de Stephen fut seul avec ses témoins :

— C’est incroyable, dit-il, malgré son impertinence, ce jeune homme me plaît, et j’ai de la peine à me décider à le tuer, et il est impossible que je ne le tue pas ; allez lui dire qu’il est mort s’il se bat avec moi.

Le témoin s’acquitta de sa commission.

— C’est égal, dit Stephen.

L’adversaire s’approcha.

— Est-ce que vous consentez ?

— Non, monsieur, mais votre opiniâtre imprudence me chagrine. Voyez un peu ce chapeau à terre à quarante pas ; c’est la position la plus désavantageuse.

Il tira et la balle traversa le chapeau. Stephen ne manifesta aucune émotion.

— Vous voyez, dit l’autre, que vous êtes mort, car c’est à moi de tirer le premier.

— C’est trop juste.

— Je voudrais au moins rendre les armes plus égales, car je ne puis voir de sang-froid un fou courir ainsi à la mort.

Sur la proposition de l’adversaire de Stephen, on planta deux cannes à cinq pas l’une de l’autre ; chacun partant de sa canne fit vingt-cinq pas ; les témoins les armèrent d’un pistolet dans chaque main : il fut convenu qu’ils marcheraient l’un sur l’autre et que chacun tirerait quand il le jugerait à propos.

Quand ils furent vis-à-vis l’un de l’autre à cinquante-cinq pas :

— Eh bien, monsieur, cria Stephen, consentez-vous ?

— Non.

Stephen s’avança sans s’arrêter jusqu’à sa canne et attendit ; l’autre le coucha en joue, mais en même temps pensa qu’il ne devait pas moins s’avancer que son adversaire et vint aussi jusqu’à sa canne sans que Stephen tirât sur lui ; ils se trouvèrent ainsi à cinq pas l’un de l’autre ; ils se saluèrent.

— Monsieur, dit Stephen, pendant le temps que vous avez mis à venir jusqu’ici, avez-vous pensé à ma petite proposition ?

— Oui, monsieur.

— Et me cédez-vous Clara ?

— Non, monsieur.

— Voyons ; pensez-y encore une minute.

— Ah ! monsieur, c’est trop fort ! et voilà ma réponse.

Et en disant cela, il armait ses pistolets ; mais Stephen, qui avait armé les siens d’avance, le prévint et tira sur lui des deux mains à la fois.

Un coup de feu fut perdu, l’autre traversa le chapeau de l’adversaire et lui toucha les cheveux.

— C’est un peu haut, dit-il.

— Oui, dit Stephen, c’est trop haut.

— Monsieur, votre vie est entre mes mains, mais j’ai de la répugnance à vous tuer ; je ne suis vraiment venu me battre avec vous que par complaisance et pour vous faire plaisir. Répondez à mon obligeance en retirant votre proposition, dont l’impertinence est telle, que, si vous ne la retirez, je suis forcé de vous tuer. Retirez-vous votre proposition ?

Stephen réfléchit une ou deux secondes, et froidement croisa les bras et dit :

— Non, monsieur.

Puis il pencha sa tête sur sa poitrine et attendit le coup.

— Je ne serai pas si fou que vous, dit l’autre.

Et il tira en l’air.

— Vous me cédez donc Clara ?

— Non.

— Alors, il faut recommencer.

— Non, de par Dieu ! car je vous tuerais, et vous êtes un homme brave et original ; je ne me le pardonnerais de ma vie : Clara vous a-t-elle autorisé à me la disputer ?

— Non ; mais devant moi elle a dit qu’elle saurait bon gré à celui qui la débarrasserait de vous.

— C’est une folle : si elle me l’avait dit, je me serais chargé moi-même de la commission. Je me retire : je n’ai pas cédé à la menace ; mais je n’ai pas besoin d’une femme qui ne m’aime plus. Et vous, monsieur Stephen, vous l’aimez donc bien ?

— Vous savez mon nom, dit Stephen.

— Oui, j’étais ami de Nelsheim et hors d’Allemagne lors de sa mort ; sans quoi, il n’aurait pas eu besoin de recourir à votre générosité ; grâce à sa reconnaissance, vous êtes riche, et je sens un véritable chagrin de vous voir prodiguer et user, dans des affaires insignifiantes comme celle qui s’est passée aujourd’hui entre nous, tout ce qu’il y a en vous de courage et d’énergie ; mais vous n’avez pas répondu à ma question.

— Vous demandez si j’aime Clara ? Non ; je veux l’avoir, c’est un caprice, et j’ai retranché de ma vie tout ce qui pourrait avoir plus d’importance qu’un caprice.

— Mais, si vous ne tenez pas à cette fille, pourquoi exposer ainsi votre vie ?

— Parce que je tiens encore moins à ma vie qu’à elle ; mais brisons là-dessus. Je vais voir à finir gaiement la journée.

— Monsieur Stephen, je voudrais causer avec vous. Voulez-vous, dans trois jours, venir déjeuner avec moi ?

— Avec plaisir.

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