XCVIII

Comme un soir Stephen, avec quelques-uns de ses compagnons, rentrait fort avant dans la nuit, ils avisèrent qu’ils n’avaient pas soupé et se mirent en quête d’une hôtellerie ; mais tout était fermé, jusqu’aux plus mauvais cabarets, et personne ne voulut leur ouvrir. Ils allaient tristement se séparer, quand Stephen aperçut de la lumière à travers les vitres d’une boutique.

— Nous souperons ! s’écria-t-il.

Et il frappa à la boutique. Un homme à moitié déshabillé vint ouvrir.

— Je vous souhaite le bonsoir, monsieur, dit Stephen. Comment vous portez-vous ?

— Je vous remercie. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Laissez-nous entrer d’abord ; il fait horriblement froid.

Le marchand hésitait.

— N’ayez pas peur, nous ne sommes pas des voleurs – Et ils déclinèrent leurs noms, qui étaient très-connus dans la ville.

— Eh bien, mon cher monsieur, nous sommes venus sans façon vous demander à souper.

— Je vous remercie, messieurs ; mais il est très-tard ; tout le monde dort dans la ville, et il faut que je sois levé avec le jour.

— C’est égal.

— D’ailleurs, je n’ai absolument rien à vous offrir.

— Nous nous contenterons de ce que vous aurez.

Et Stephen, voyant une armoire, l’ouvrit.

— Vive Dieu ! messieurs, un poulet rôti !

— Messieurs, dit l’hôte, ceci passe la plaisanterie : il faut que chacun soit libre chez soi ; laissez-moi dormir et allez-vous-en.

— Ne nous avez-vous pas compris ? dit froidement Stephen ; nous vous demandons à souper, et nous soupons chez vous ; il me semble que c’est assez clair.

— Mais, messieurs, je ne vous connais pas.

— Nous ferons connaissance à table.

— Je n’ai pas d’appétit.

— L’appétit vous viendra en nous voyant manger.

— Sérieusement, messieurs, vous n’avez pas l’intention de souper ici malgré moi ?

— Nous aimons mieux que vous vous y prêtiez de bonne grâce ; mais, si vous ne le voulez pas, il faudra bien que nous employions la force.

— Suis-je ou non le maître chez moi, messieurs ?

— C’est à vous de le voir, monsieur.

— Eh bien, messieurs, j’exige que vous sortiez d’ici ! dit le marchand en colère.

— Après souper.

— Je vous jette à la porte.

— Nous sommes trois et vous êtes seul.

— Je vais appeler.

— N’en faites rien ; nous nous barricadons ici et nous soutenons un siége ; on brisera vos volets et vos vitres, vous n’en dormirez pas mieux pour cela, et demain, dans toute la ville, on fera une foule d’histoires sur ce qui s’est passé chez vous. Puisque votre nuit doit se passer sans dormir, il vaut beaucoup mieux la passer à boire et à manger qu’à se battre et à crier.

» Et vous vous ferez trois amis.

Comme le marchand restait indécis, frappant du pied, Stephen s’occupa de mettre le couvert.

— Monsieur, où sont les assiettes ? Vous ne répondez pas ? Je les trouverai bien : les voilà.

— Mais, messieurs, il n’y a pas d’exemple d’un semblable despotisme.

— Ce serait tout simple si vous preniez bien la chose. Est-ce que vous n’avez pas d’autre vin ? Voilà trois misérables bouteilles, et nous sommes quatre.

— Je n’ai pas soif, dit le marchand.

— Vous trinquerez pourtant avec nous. Et, d’ailleurs, nous n’avons pas assez de trois bouteilles ; allons, conduisez ces deux messieurs à votre cave.

— Vous vous moquez de moi, sans doute ?

— Eh ! mon Dieu, non ! nous voulons souper, voilà tout. Soumettez-vous à la nécessité, et tout ira bien. Voilà des clefs accrochées, la plus grosse est probablement la clef de la cave ; si vous ne voulez pas y conduire ces messieurs, ils iront sans vous ; mais, dans votre intérêt, je vous conseille de les éclairer pour qu’ils ne cassent pas de bouteilles.

Et les deux compagnons de Stephen entraînèrent le marchand.

Pendant ce temps, Stephen acheva de mettre le couvert et de placer sur la table ce qu’il trouva dans l’armoire, le poulet rôti, un morceau de bœuf, de la saürcraüt et des anchois.

Et, comme les autres tardaient à revenir, l’animation de son visage disparut, et il resta la tête dans les deux mains.

Dans tous ses écarts de gaieté et dans ses plus grandes folies, presque jamais le sourire n’animait sa physionomie, non qu’il pensât toujours à Magdeleine, mais il y avait en lui une habitude de tristesse dont il ne se rendait pas compte et le genre de plaisirs auxquels il se livrait était si étranger à sa nature, qu’il avait toujours l’air d’un homme égaré dans un pays inconnu.

Le marchand revint.

Les deux autres le suivaient chargés de bouteilles.

— C’est une horreur ! disait le marchand. Je vais appeler.

— Pourquoi faire du bruit ? dit Stephen ; dans deux heures, nous serons partis.

» Allons, mettez-vous à table.

Et ils le placèrent de force sur une chaise, et ils lui attachèrent une serviette au cou.

Et ils commencèrent à manger.

— Mais, notre hôte, vous ne mangez pas.

— Je n’ai pas faim.

— Tant pis pour vous.

— Stephen, que pensez-vous de Clara, la danseuse ?

— Je la trouve fort belle.

— Et les deux tiers de la ville pensent comme vous : il y a plus de deux cents jeunes gens amoureux d’elle ; elle est accablée de lettres et de présents.

Stephen parut réfléchir ; l’autre continua :

— Elle a un amant ; c’est un homme qui n’est pas disposé à la céder et qui maintient Clara et ses adorateurs par la crainte, car c’est le plus habile tireur à l’épée et au pistolet de toute la ville.

— Je lui enlèverai Clara, dit Stephen.

— Vous l’aimez donc bien ?

— Non ; mais je veux qu’elle soit à moi.

— Il faudra vous battre avec son amant.

— Je me battrai.

— C’est une folie.

— Raison de plus. – Dites donc, notre hôte, si vous ne mangez pas, au moins trinquez avec nous.

— Je n’ai pas soif.

— Il faut pourtant trinquer.

— Je ne trinquerai pas.

— Vous trinquerez.

— Non.

— Nous allons vous entonner le vin dans le gosier.

— Ah çà ! messieurs, n’est-ce pas assez de m’empêcher de dormir, et de boire mon meilleur vin, et d’en boire jusqu’à l’hyperbole, et de manger tout ce qu’il y a chez moi, sans encore me tourmenter et me faire boire de force ?

— Il y a un moyen bien simple d’éviter ce désagrément.

— Lequel ?

— C’est de boire de bonne volonté.

— Alors, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, on va vous faire boire.

— Je vais crier.

— C’est inutile : dans une demi-heure, vous serez délivré de nous, tandis que, si vous appelez, nous soutenons le siége et nous restons ici jusqu’à ce que les vivres nous forcent à capituler, et nous vous jetons hors de la ville comme bouche inutile.

— Allons, je vais boire, je cède à votre folie.

Et, comme le matin ils sortaient de la boutique, Suzanne entra ; elle venait acheter des étoffes de deuil pour Magdeleine ; M. Müller était mort.

Stephen la reconnut et pâlit.

Puis à ses amis :

— Ce soir, il faut imaginer de nouvelles folies ; j’ai besoin d’en faire. À ce soir !

Il rentra chez lui, et dans la journée il apprit la mort de M. Müller. D’abord il voulait voir Magdeleine.

Puis il changea d’idée et écrivit une lettre où il lui disait qu’il sentait une sorte de bonheur de pouvoir partager une douleur avec elle.

Mais il pensa que sa lettre serait confondue avec les autres compliments de condoléance, et que l’on s’occupait si peu de lui qu’il n’avait pas reçu de lettre de faire part ; il déchira sa lettre et se dit :

— À ce soir de bonnes folies, du vin, des femmes, et je n’y penserai plus.

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