XII

La nuit, Magdeleine fut en proie à une émotion qu’elle n’avait jamais éprouvée ; surprise et effrayée de se sentir le cœur serré et plein d’un bonheur mélancolique, elle pria, demanda le secours du ciel, et, laissant s’exhaler dans la ferveur de sa prière tout cet amour qui l’épouvantait, elle arrosa son chevet de larmes brûlantes.

Stephen, de son côté, passa une partie de la nuit à sa fenêtre. Comme une étincelle électrique, l’amour avait donné à son âme un essor inconnu ; elle était à l’étroit dans son corps et s’élançait libre comme un papillon qui, aux premiers rayons du soleil sur les pointes vertes des épis qui percent terre, sort de sa chrysalide, secoue ses ailes encore plissées et humides, s’épanouit comme une fleur, et s’abandonne au vent.

— Oh ! dit-il, c’est elle, c’est elle qui complète ma vie : je ne m’abusais pas, j’avais pressenti une autre vie, une vie d’amour et de bonheur. Elle me la donnera ; une femme est une fée bienfaisante, un ange, une puissance entre Dieu et la créature pour élever l’âme de l’homme aux joies du ciel, qu’il ne pourrait atteindre seul ; son amour est le soleil de l’âme ; il donne la vie et la force ; il est semblable à la brise qui apporte au navigateur le parfum des fleurs de sa patrie. Dieu a voulu faire partager à l’homme le bonheur qu’il s’est réservé, et c’est la femme qui le dispense comme une manne céleste.

Et Stephen respirait à longs traits ; il y avait de l’amour dans l’air qui l’entourait, il se sentait vivre avec délices ; l’impression qu’il ressentait était celle, et plus suave encore, qu’on ressent au haut d’une montagne quand on hume à grands flots un air pur et dégagé, quand près du ciel on sent son esprit grandir et son âme s’emplir de pensées fortes et généreuses.

Oh ! comme il attendait avec impatience l’instant de revoir Magdeleine ! Il leur semblait que leurs deux âmes s’étaient reconnues comme deux enfants de la même patrie, qui se retrouveraient sur une terre lointaine et savoureraient avidement les sons harmonieux de la langue du pays.

Mais le lendemain les arbres pendaient tristement leur jeune feuillage, lourd de pluie, et Magdeleine ne descendit pas au jardin : la journée fut longue. Le lendemain, Stephen, à son réveil, vit un reflet rose traverser les rideaux de sa fenêtre : il se leva avec empressement ; il lui semblait qu’il était attendu ; mais il resta longtemps au jardin, les yeux fixés sur la fenêtre de Magdeleine ; personne ne parut. La journée était plus d’à moitié écoulée, Stephen ne put résister plus longtemps, il alla frapper chez M. Müller ; il ne pouvait respirer, il eût donné tout au monde pour retarder d’une minute le moment où l’on allaitouvrir la porte ; il sentit qu’il n’avait plus de voix. Geneviève ouvrit, ce fut pour lui un répit dont il rendit grâce au ciel.

— M. Müller ?

— Attendez, dit Geneviève.

Elle le laissa dans la salle à manger.

Quand Stephen fut seul, il promena ses regards autour de lui, et reconnut la place où Magdeleine était assise l’autre soir, et son œil s’arrêta sur la porte de la chambre de la jeune fille ; mais la porte était à moitié ouverte, elle n’était pas dedans. Il s’avança, et, le cœur battant si fort qu’on l’eût entendu, il mit le pied dans la chambre ; le lit était défait, un peignoir était sur une chaise, et une baignoire devant le lit.

Magdeleine avait pris un bain avant de sortir. La tête de Stephen s’embrasa. – Elle, dit-il, elle s’est baignée dans cette eau ! Oh ! que ne puis-je, comme l’eau, l’enfermer en moi ! comme l’eau, l’embrasser à la fois tout entière !

Et une empreinte humide avait laissé sur le peignoir la forme du corps de Magdeleine, et ses petits pieds étaient dessinés sur le parquet où elle les avait posés en sortant du bain. Stephen prit le peignoir et le serra convulsivement sur ses lèvres, et il se jeta à genoux et colla sa bouche sur le parquet.

Il entendit du bruit, rentra dans la salle à manger et ouvrit une fenêtre pour respirer. Peu d’instants après, M. Müller entra ; il était seul. Ils se serrèrent la main.

— Je me suis fait un peu attendre, dit-il, mais je suis occupé depuis ce matin à chercher l’étymologie du nom ranunculus, par lequel on traduit renoncule.

Et Magdeleine ne venait pas.

— J’ai d’abord trouvé, dit M. Müller, que la terminaison unculus vient de uncus, crochu, recourbé, ou de unculus, grappin, à cause que la racine de cette fleur est une griffe, mais je me donne au diable pour le reste. Il faut que vous m’aidiez dans mes recherches (Stephen sentit avec un mouvement de joie qu’il était établi dans la maison pour quelques heures), et vous m’obligerez de dîner avec moi.

Stephen s’empressa d’accepter. À ce moment, il entendit les pas d’une femme ; son cœur battit et ses yeux se collèrent sur la porte : c’était Geneviève. M. Müller le conduisit dans son cabinet.

Là étaient rangés en ordre tous les vieux et les plus gros livres, les encyclopédies, les dictionnaires ; plusieurs étaient ouverts sur la table et par terre, de sorte qu’il était assez difficile de ne pas marcher dessus.

Quand ils furent assis, M. Müller, tout en feuilletant, continua de parler :

— J’ai trouvé, il y a longtemps, l’étymologie d’anémone (anemone), dont la renoncule est une variété. L’anémone a été apportée des Indes, il n’y a pas plus de cent trente ans, par M. Bachelier, fameux fleuriste français ; les Persans l’appellent laleh gonhi (tulipe de montagne), ce qui montre l’ignorance des Persans ; les Arabes la nomment shacaïk (fleur découpée), ce qui n’est pas beaucoup plus fort. Anémone vient du grec άνεμоς, vent ; anémone veut dire herbe du vent, parce qu’elle ne s’épanouit qu’au souffle du vent, à ce que dit Pline, ce que je n’ai pas observé moi-même. Hesgenius soutient au contraire que l’anémone doit son nom à la facilité de ses semences à s’en voler. Ce qui viendrait à l’appui de cette dernière hypothèse, c’est que plusieurs devises ont été faites dans ce sens ; par exemple, une anémone avec ces mots : « La gloire s’effeuille au vent ! »

À ce moment, M. Müller, en fermant un livre, fit un bruit qui fit jeter à Stephen les yeux sur la porte.

— Ne craignez rien, dit M. Müller, personne n’entre jamais dans mon cabinet.

Stephen perdit tout à fait l’espoir de voir paraître Magdeleine, et il se résigna à attendre l’heure du dîner.

Et M. Müller feuilletait toujours. Son compagnon hasarda quelques mots, son opinion fut réfutée.

— Vous voyez comme je passe ma vie, dit M. Müller, dans mon cabinet et dans mon jardin. Je cultive mes plantes et je fais des recherches scientifiques, et je ne m’occupe ni de plaisirs bruyants ni de politique ; aussi je n’ai ni ennemis ni envieux.

Deux heures, deux heures mortelles pour le pauvre amoureux se passèrent ainsi, sans que M. Müller vint à bout de trouver l’étymologie de ranunculus. Deux fois Geneviève vint annoncer à travers la porte du sanctuaire que le dîner était servi. Deux fois Stephen se leva ; deux fois M. Müller répondit : « Tout à l’heure, » et ne bougea pas. Cependant, à la troisième invitation, que Geneviève trouva moyen de rendre pressante en annonçant que la soupe serait froide, M. Müller ouvrit, la porte, et on passa dans la salle à manger, après s’être, au grand déplaisir de Stephen, arrêtés au salon pour voir les portraits de Linnée, de Tournefort et de Hoffpenger.

Enfin on se mit à table ; il n’y avait que deux couverts. Le pauvre jeune homme sentit au cœur un froid douloureux et n’osa faire aucune remarque dans la crainte de trahir son émotion. Seulement, après la soupe, pendant que Geneviève changeait les assiettes, M. Müller lui dit :

— Sans vous j’aurais tristement dîné seul ; Magdeleine est partie ce matin voir une de ses amies et ne reviendra que tard.

La tête de Stephen tomba sur sa poitrine.

Après le dîner, les deux commensaux descendirent au jardin. Peu après, Geneviève cria par la fenêtre que mademoiselle était revenue. M. Müller salua Stephen sans l’engager à le suivre et le laissa triste et seul dans le jardin.

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