XXIII

L’air que je respirais près de ma bien-aimée,
L’air où se confondait son haleine embaumée
L’air ait, le même pour tous les deux…
Et moi, pour respirer de plus près son haleine,
Ma bouche en frémissant s’approchait de la sienne
Et touchait presque ses cheveux.

Presque tous les jours, Stephen et Magdeleine se voyaient au jardin ou chez M. Müller, qui prenait pour Stephen une affection toujours croissante. Stephen, qui avait quelque instruction, lui faisait faire des découvertes qui l’enchantaient. Il était de tous leurs plaisirs, il les accompagnait dans leurs promenades. Les deux amants, heureux de respirer le même air, s’enivraient de la plus pure félicité sans songer à l’avenir et voyaient chaque jour apporter son bonheur. Souvent, après le dîner, Stephen, habile nautonier, les menait errer sur la rivière, et leur promenade se prolongeait quelquefois fort avant dans la nuit.

Ô les belles nuits d’été !

Quand la terre est encore chaude du soleil du jour, l’air tiède, et de temps à autre une brise fraîche qui agite et parfume les cheveux ! aucun autre bruit que celui que font en cadence le mouvement des avirons, et l’eau qui se fend et murmure sur le flanc du bateau, et, sur le bord, les coassements monotones des grenouilles qui sortent des joncs.

Et la lune qui se lève rouge derrière un rideau de saules et glisse ses rayons bleuâtres à travers le feuillage, puis monte, blanche, se mire dans l’eau, et fait paraître les peupliers comme de grands fantômes noirs !

Et sur la rive, dans l’herbe épaisse et noire, des lucioles, des vers luisants, scintillant d’une lueur bleue comme celle des étoiles.

Et Magdeleine, au milieu de cet imposant silence, chantait de sa voix pure des chants religieux ou des chants d’amour.

Et quelquefois tous trois ensemble unissaient leurs voix.

Tant pis pour ceux qui ne comprennent pas ce bonheur-là !

Néanmoins, comme Dieu n’a pas voulu que l’homme soit aussi heureux que lui, vous n’avez qu’à chercher au fond de tous les bonheurs humains, vous verrez toujours quelque chose qui fait tache.

Ainsi Magdeleine disait souvent à Stephen : « Mon ami, nous sommes trop heureux. »

Stephen la rassurait. Et cependant il y a un instinct dans le cœur de l’homme qui le fait s’effrayer d’un bonheur sans nuage. Il lui semble qu’il doit au malheur la dîme de sa vie, et que ce qu’il ne paye pas porte intérêt, s’amasse, grossit énormément une dette qu’il lui faudra acquitter tôt ou tard.

Stephen songeait de son côté que son père allait se retirer des affaires, et que sa retraite ne lui permettrait plus de lui continuer sa modique pension. Il voyait arriver le moment où il ne pourrait plus rester seul sans gagner sa vie, et où il faudrait quitter sa petite chambre.

Et M. Müller craignait pour la santé d’un oranger ou d’un camellia. Un nuage noir se formant sur un ciel pur lui présageait de la grêle et lui causait parfois de vives inquiétudes ; et d’ailleurs, il ne pouvait venir à bout de déterrer l’origine de ranunculus.

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