XXV

Je voguais ; tout à coup le vent m’a délaissé,
J’ai vu tomber ma voile vide.

CH. ROMEY.

En lisant cette lettre, la sueur sortait du front de Stephen. Quand elle fut finie, quand il ne put plus douter de ce qu’elle contenait, cette sueur se glaça, ses bras tombèrent et son regard devint fixe et stupide.

Pendant quelque temps, il resta dans une complète insensibilité ; puis tout à coup, d’un mouvement convulsif, il releva la tête, et frappant sa poitrine et sa tête : – C’est moi, c’est bien moi… je ne rêve pas ; voici la lettre ! La lettre… ô mon Dieu !

Et les yeux béants, il la relut.

Une horrible torpeur pesa sur lui. Il ne sentait rien, pas même sa douleur ; il était devenu comme une pierre.

— Oui, oui, chassé ! Mon bonheur est mort. Cet homme le renverse de la main sans effort ; d’un acte de sa volonté, il efface toutes mes espérances, il tue mon avenir et ma vie.

« Magdeleine ! On veut me séparer de Magdeleine ! la chair de ma chair ! » Et il se mit à ricaner comme le démon : « Non, vieillard, tu n’es pas assez fort… Il n’est pas si facile d’arracher le cœur de ma poitrine… » Et il poussa un rugissement comme une bête féroce.

« Ô mon Dieu ! dit-il après quelques instants de silence, pourquoi m’écraser vous ainsi ? Est-ce pour me punir d’avoir levé si haut la tête et de m’être laissé par mon bonheur élever au-dessus de l’humanité ? Oh ! si c’est un crime, il est expié. » Et des larmes s’ouvrirent un passage. Elles inondèrent sa poitrine.

« Oh ! non, dit-il, c’est impossible ; je dors, je rêve ; réveillez-moi, par pitié, réveillez-moi ! »

Et il se frappait, il se déchirait la poitrine avec les ongles.

« Non, non, je suis éveillé, bien éveillé ; c’est quand j’étais heureux que je rêvais.

» Quoi ! je ne la verrai plus ! Oh ! il fallait m’avertir ; je ne l’ai pas assez regardée hier, je ne me suis pas abreuvé de sa vue ! Je ne la verrai plus jamais, jamais !

» Et cet homme qui me prend pour un séducteur, pour un traître ! Est-ce que je voulais autre chose que son bonheur, à elle ?

» Et de quel droit la sépare-t-il de moi ? de quel droit me mesure-t-il la vie et le bonheur ?

» Et sa fille, doit-il régler sa fidélité et son avenir plein de séve sur son passé mort et sa froide raison ?

» Doit-il la condamner à vivre de sa vie d’huître ?

» Doit-il couper et mettre au grenier l’herbe verte et vivace avec la paille sèche ?

» Dieu laisse hommes, ses créatures, disposer de leur vie ; lui, le vieillard, il veut être plus maître que Dieu !

» Oh ! non, je ne serai pas un bœuf qui se laisse égorger sans défense ! Je défendrai la vie et bonheur qu’on m’arrache.

» Vieux fou méchant ! il a dépensé sa vie, il veut prendre la nôtre, comme ce tyran qui buvait le sang des enfants pour prolonger ses jours et réchauffer et réparer son sang froid, pourri.

» Et cette lettre qui me tue, il la termine par cette affreuse ironie : Votre très-dévoué serviteur ! Malédiction sur toi, vieillard ! tu traites cette affaire comme une lettre d’invitation à dîner ; tu te sers d’une formule ordinaire avec moi que tu assassines !

» Tu veux sucrer le poison.

» Tu ôtes ton chapeau et tu me salues avant de me poignarder ! »

Et Stephen marchait à grands pas.

Enfin, épuisé de fatigue, il tomba sur son lit, pleura longtemps et s’endormit. Une heure après, il se réveilla, écrivit plusieurs lettres, les déchira ; elles étaient menaçantes, puis en cacheta une dans laquelle il avait mis plus de modération.

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