XXVI

Minuit ! autour de moi règne un calme sauvage ;
Le vent léger du soir fait trembler le feuillage.
Des nuages errants,
La lune dégageant sa lumière incertaine,
D’une pâle lueur argente au loin la plaine
Et les arbres mouvants.

M. Müller n’était pas un méchant ni un fou, mais un homme froid et prudent : plusieurs fois dans leurs promenades, Stephen avait avoué qu’il n’avait ni fortune ni profession, et M. Müller, qui n’était pas très-riche lui-même, ne pouvait admettre l’idée de livrer sa fille à la pauvreté et au malheur.

Quand il eut, par une lettre dont les morceaux déchirés avaient excité sa curiosité de savant, appris ce qui se passait, il se fit de vifs reproches de son aveuglement, et, seul avec Magdeleine lui dit :

— Crois-en mon expérience et mon amitié, tu me remercieras plus tard de ce que je fais aujourd’hui ; mais ma résolution est irrévocable, jamais je ne te donnerai à M. Stephen, non que je ne le croie un bon et honnête jeune homme ; mais sa position et, je le crains, son caractère ne lui permettent pas de se marier.

Magdeleine fit observer à demi-voix à son père que Stephen était jeune et savant et que son travail pouvait lui ouvrir un bel avenir et une honorable aisance ; qu’il ne fallait qu’attendre et l’encourager : qu’elle attendrait.

— Non, dit M. Müller, il a dans le cœur un orgueil qui l’empêchera de réussir en rien, et tu passerais ta jeunesse dans un triste et inutile abandon.

Magdeleine pria et supplia, mais vainement.

— Magdeleine, je serai ton appui et ton ami, je te consolerai, et tu l’oublieras.

Et il la laissa.

Magdeleine descendit au jardin et y resta une partie de la journée ; sa physionomie était calme, elle avait pris une résolution ; mais Stephen ne descendit pas, et toute la journée se passa sans qu’on le vît paraître.

Le soir, après que M. Müller eût fumé sa dernière pipe, il embrassa sa fille comme de coutume.

Il croyait tout fini, et il lui dit :

— Bien, très-bien, Magdeleine ! Tu vois ce que peuvent la raison et le courage.

Quand la jeune fille pensa que tout le monde était endormi, Geneviève et son père, elle se mit à genoux et pria Dieu avec ferveur, et les pieds nus pour ne pas faire de bruit, elle ouvrit doucement la porte de la chambre, et celle de la salle à manger, au moindre mouvement retenant son haleine et prêtant l’oreille ; puis elle monta l’escalier.

Et, arrivée à la porte de Stephen, il lui prit un tel battement de cœur, qu’elle fut forcée de s’arrêter quelques instants. Là, elle se mit à genoux, et, les mains fortement serrées, appela Dieu à son aide ; puis elle frappa en appelant à demi-voix : – Stephen !

Le pauvre garçon était encore sur son lit, épuisé par les larmes, la fureur et le besoin d’aliments, car il n’était pas sorti de sa chambre de toute la journée.

Il lui sembla entendre la voix d’un ange ; il ouvrit, et, quand Magdeleine lui eut dit : « Stephen, c’est moi, c’est Magdeleine, » il lui prit la main ; et tous deux, pensant à leur cruelle séparation, se prirent à pleurer amèrement.

Un faible rayon de la lune éclairait seul la chambre.

— Stephen, dit Magdeleine, notre amour n’est pas un amour vulgaire. J’ai pensé que je pouvais venir sans crainte auprès de toi, et que mon honneur ne pouvait être aussi en sûreté que sous ta sauvegarde.

— Qui oserait, dit Stephen, souiller d’une seule pensée ta céleste innocence ?

— Les instants sont précieux. Fouille dans ton cœur ; te sens-tu autre chose que le désespoir ? te sens-tu la force de lutter avec moi contre le sort et de conquérir le bonheur pour toi et pour moi !

— Oui, dit Stephen, avec toi je suis fort, je suis plus fort que tout.

— Eh bien, Stephen, il n’y a plus pour nous d’espoir qu’en nous et dans l’aide du ciel. Mon père a brûlé ta lettre sans la lire. Mais, moi, je ne crois pas que sa volonté puisse nous désunir. C’est à la face de Dieu que je t’ai pris pour mon fiancé. Je suis à toi, Stephen. Si tu as du courage et de la force, j’en aurai aussi. J’attendrai, j’attendrai longtemps, j’attendrai toujours. Je conserverai pur et digne de toi le cœur de ta Magdeleine. Toi, pars, travaille, atteins seulement sur la route de la fortune le commun des hommes, fais-toi un état, une profession, et reviens me demander à mon père.

Stephen alors se releva de son abattement.

— Oui, dit-il, je pars, je vais travailler ; mais, pour me donner de la force, ne recevrai-je jamais de toi ni nouvelles ni encouragements ?

— Je t’écrirai, dit Magdeleine, et tu me répondras : tu adresseras tes lettres à Geneviève : elle ne sait pas lire, et ses lettres me passent nécessairement par les mains ; je reconnaîtrai ton écriture. Du courage, de la force, Stephen, mon fiancé ! Encore une fois, à la face du ciel, je te jure de n’appartenir jamais à un autre que toi. Ô mon Dieu, dit-elle, vous entendez mes serments ; punissez-moi si je suis parjure.

— Ô mon Dieu, dit Stephen, bénissez-nous !

— Demain, dit Magdeleine, il faut partir ; il ne faut pas laisser amortir notre courage : reçois mes adieux, mes plus tendres adieux ! Oh ! que ne puis-je partager tes fatigues et tes ennuis ! mais je ne puis rien, rien que t’attendre. Adieu ! adieu, le plus chéri des hommes ! adieu, toute ma joie et tout mon bonheur !

Et elle coupa une tresse de ses cheveux noirs, et Stephen lui donna des siens en échange.

— Adieu, dit-elle encore : c’est la dernière fois que nous nous voyons jusqu’au retour ; mais alors ce sera pour ne plus nous séparer.

— Adieu ! dit Stephen ; que ton cœur veille sur moi, et mon courage se roidira et grandira contre les obstacles.

— Stephen, reprit Magdeleine, ne te laisse pas abattre ; conserve-toi pour Magdeleine, pour le bonheur ! Je t’écrirai, je t’aimerai de toute mon âme. Ne m’oublie pas ; aime ta Magdeleine ; ne m’oublie pas, je t’écrirai souvent ; et toi, dis-moi tout, tes fatigues et tes dégoûts. Je veux ma part de tout. Adieu, mon Stephen, mon ami, mon fiancé ! Séparons-nous, il le faut. Adieu !

Ils se serrèrent les mains et se quittèrent. Stephen voulut la suivre ; mais elle lui fit signe de rester, et sa forme légère se perdit dans l’ombre.

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