XXXVI

Pour Stephen l’hiver se passa tristement à Gœttingue ; il voyait chaque jour se diminuer son petit pécule, chaque jour il inventait de nouvelles économies, et la petite place qu’on lui avait promise n’arrivait pas.

Un jour, comme il revenait tristement de chez le vieux professeur, qui lui avait dit, comme de coutume : « Je n’ai encore rien pour vous, » il rencontra un homme qui offrait aux passants des numéros pour la loterie.

Et Stephen admirait que d’autres hommes eussent la confiance d’acheter un moyen de faire fortune à un homme qui en profitait si peu pour lui-même que ses habits étaient tout déguenillés. En passant près de lui, il répondit par un signe de tête négatif.

— Monsieur, dit l’homme, achetez-moi ces numéros ; c’est pour donner un morceau de pain à ma femme, à ma pauvre femme, qui n’a presque plus de lait pour son enfant.

Stephen lui donna une pièce de monnaie et prit les numéros, qu’il roula entre ses doigts et mit sa poche.

— C’est horrible ! dit-il, avoir une femme qu’il aime peut-être comme j’aime Magdeleine, et la voir souffrir, souffrir de la faim ! voir ses yeux se ternir et ses joues se creuser ! Oh ! non, non, car, s’il l’aimait comme j’aime Magdeleine, il lui donnerait sa chair à manger et son sang à boire, ou il n’attendrait pas de la pitié le pain pour elle ; il le demanderait comme un droit, et il étranglerait de ses mains l’homme qui refuserait, pour lui prendre cet argent dont il serait si avare… Oh ! dit-il, si j’avais cette petite place, comme je travaillerais pour lui donner une bonne et douce aisance, pour combler ses moindres désirs !

Et il pensa que ce qu’il n’était pas sûr d’obtenir par son travail, la fatigue et la-persévérance, il y avait des hommes qui y arrivaient par un coup du sort.

— Qui sait, dit-il, si ces numéros ne doivent pas sortir ?

Il eut une véhémente envie de jouer à la loterie ; mais il lui restait si peu d’argent, qu’il n’osa pas risquer ainsi quatre florins.

Le lendemain, sur les quatre numéros, trois étaient sortis, il soupira et dit : « Oh ! je n’ai pas de bonheur ! »

En quoi il disait une sottise, autant que l’homme qui prétend jouer à la roulette d’après certains calculs : il veut assigner au hasard une marche certaine et lui prête de l’amour ou de la haine, de telle sorte que ce ne serait plus le hasard.

Et cette idée que l’on n’a pas de bonheur est non seulement sotte, mais nuisible, en cela qu’elle donne de la défiance de soi-même, permet d’agir avec mollesse et découragement et empêche réellement de réussir.

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