Dans le temps que Maurice mit à franchir l’espace qui séparait la maison de Leyen de celle qu’habitait Hélène, son sang se calma, et il vit clairement ce qui s’était passé. Le lendemain, dans quelques heures, il se battrait avec son meilleur ami.
— Pour une femme !
— Pour une femme prostituée !
Parce qu’il avait répété après les autres une impertinence que lui, Maurice, avait soufferte des autres, qui n’étaient pas ses amis.
Il se trouva lâche, et rentra chez Hélène, horriblement mécontent de lui-même : il reçut ses caresses avec indifférence et avec brusquerie ; Hélène, voyant sa préoccupation, s’empressa davantage ; il s’impatienta, puis se fit des reproches, et demanda pardon.
Il partit avant le jour, et, comme Hélène dormait, il resta quelques instans à contempler ce beau corps mollement étendu, ces yeux fermés sous de longues paupières, cette bouche entr’ouverte, si fraîche, laissant voir à demi de petites dents blanches.
— Peut-être, se dit-il, ne la reverrai-je plus.
Il lui baisa doucement le front, ses longs cheveux bruns étaient détachés ; il les couvrit de baisers.
Hélène fit un mouvement.
Ce mouvement découvrit son bras, et, en même temps, les deux chiffres entrelacés d’Hélène et de Leyen. Maurice partit brusquement ; en ce moment, il désirait être tué par Richard. Une seule pensée l’occupait, la flétrissure d’Hélène.
Il arriva chez Richard une demi-heure avant l’heure fixée par les témoins.
— Mon bon Richard, dit-il, écoute-moi sans colère, et ne m’interromps pas.
Entre nous deux seuls, tu pourrais peut-être, sans m’offenser, t’exprimer sur le compte d’Hélène ainsi qu’il te semblerait bon ; et d’ailleurs, je n’aurais qu’à te dire : « Richard, tes paroles me blessent au cœur, » tu t’arrêterais ;
Mais tu connais mon amour pour Hélène ; tu sais que je veux lui donner mon nom et l’abriter de mon honneur ; si j’avais souffert tes paroles devant quelques sots qui nous accompagnaient, ils se seraient crus autorisés à t’imiter et à aller plus loin que toi.
Et aussi, pense à ce que j’avais souffert pendant tout le dîner ; mon cœur était plein de fiel, une goutte de plus l’a fait déborder.
Ma brutalité n’a pu t’offenser, mon bon Richard ; et, si elle t’a offensé, je t’en demande pardon et je te prie de me tendre la main.
Richard lui tendit la main, puis les bras ; ils s’embrassèrent en pleurant.
Les témoins entrèrent.
Par un mouvement involontaire, Maurice et Richard s’éloignèrent l’un de l’autre et s’efforcèrent de dissimuler leur émotion.
Richard, seul avec Maurice, avait oublié promptement une insulte qui tire toute sa gravité d’une convention ; mais la vue des personnes qui en avaient été spectatrices rafraîchit son ressentiment.
Pour Maurice, les excuses qu’il avait demandées à Richard ne lui avaient rien coûté, mais il lui eût semblé humiliant de les faire devant d’autres.
Cependant il dit :
— Messieurs, je vous ai précédés ici, et j’ai obtenu de mon ami Richard le pardon de mon emportement ridicule.
Les témoins parurent surpris et se rassemblèrent à l’autre extrémité de la pièce, et parlèrent à demi-voix.
Maurice et Richard évitaient de se regarder.
Quelques paroles vinrent à leurs oreilles.
« La chose ne peut pas se passer ainsi ; — un soufflet est une insulte grave ; — il n’y a que le sang ; — l’honneur de monsieur Richard exige une réparation plus complète. »
Cependant Maurice songeait que si lui, Maurice, n’avait pas conçu le projet, au moins bizarre, d’épouser une fille entretenue et de la faire honorer, Richard ne se serait pas trouvé dans la difficile alternative de se faire tuer ou de tuer son ami, ou de passer, aux yeux du monde, pour n’avoir pas suffisamment vengé son insulte.
Richard n’avait rien fait pour se trouver dans cette triste situation ; Maurice ne voulut pas l’y laisser.
— Messieurs, dit-il, je comprends comme vous que mes excuses ne sont pas suffisantes, et que le combat est nécessaire.
Richard respira, car il ne pouvait le demander, et il craignait de paraître supporter trop patiemment son soufflet.
— Richard, continua Maurice, il faut nous battre.
Messieurs, dit-il aux témoins, si je me suis laissé emporter aussi loin hier, c’est que la personne que vous connaissez jusqu’ici sous le nom d’Hélène sera prochainement ma femme, que je prétends qu’on lui porte tout le respect que m’accordent les honnêtes gens, et que si quelqu’un se permettait à son égard une parole imprudente, ce serait là réellement une offense que je croirais à peine lavée dans le sang. Attendez-moi.
Il sortit pour aller chercher des épées.
. . . . . . . . . . .
— Si vous le tuez, dit à Richard un des témoins, vous l’empêcherez de faire une grande folie.
— Ce monsieur, dit un autre, a un ton bien menaçant ; le résultat de l’affaire qui va se passer nous montrera jusqu’à quel point il est redoutable.
Richard ne répondit rien à ces paroles, non plus qu’à quelques autres plaisanteries que l’on fit sur Maurice ; — comme ce dernier rentrait, il entendit ce que l’on disait, et il fut désagréablement affecté du silence de Richard, qui le laissait ainsi attaquer en son absence sans prendre la parole pour le défendre.
Néanmoins il ne quitta pas la résolution qu’il venait de prendre, de ne faire que de se défendre sans attaquer Richard. — J’aime Hélène, disait-il, il est juste que je supporte toutes les conséquences de mon amour ; Richard ne doit pas recevoir un coup d’épée parce que je suis l’amant d’Hélène.
On partit. Le long du chemin, les deux amis ne se regardèrent pas une seule fois ; Richard se laissait conduire par une sotte vanité et était honteux de sa situation ; un regard de Maurice n’eût pu être qu’un reproche.
Après une demi-heure de marche, les témoins choisirent un terrain convenable ; Maurice et Richard prirent les épées, et pour la première fois leurs yeux se rencontrèrent.
Jusque-là Maurice avait vaguement pensé que le combat n’aurait pas lieu, que Richard, dont tout dépendait de la manière dont les choses avaient tourné, aurait assez de courage pour refuser de se battre.
Dans le regard qu’il adressait à Richard, il y avait de la surprise ; pour Richard, quoique ses yeux fussent fixés sur ceux de Maurice, ils restèrent vagues et sans regard ; ils n’avaient rien à répondre à la question que Maurice semblait leur adresser.
Les fers se croisèrent.
Maurice rompit.
Un dégagement fait par Richard porta son épée presque sur la poitrine de son adversaire : Maurice ne l’évita qu’en rompant encore une fois ; Richard avança sur lui et se mit à le presser vivement.
La vue de l’épée nue si près de lui, l’instinct si naturel de sa conservation, l’indignation que lui donnait l’acharnement de Richard, qui, par un an de leçon, avait un grand avantage sur lui, tout changea les dispositions de Maurice ; — il cessa de rompre, et, à son tour, marcha sur Richard, qui fut forcé de rompre à son tour ; mais au moment où Maurice marchait, il reçut un coup d’épée qui lui entra de plus de trois pouces dans le sein droit ; il tomba sur les genoux, mais se releva aussitôt, et se remit en garde ; — puis il pâlit et laissa tomber son épée.
On le reconduisit chez lui.
Hélène l’attendait.
On soigna Maurice, qui s’endormit ; à son réveil il était dans la chambre d’Hélène.