Tout cela dura ainsi quelque temps ; mais un jour il vint à neiger au moment où Pauline voulait sortir.
Elle quitta de mauvaise humeur son châle et son chapeau, se remit au coin du feu, et feuilleta un livre sans le lire.
D’une chambre à côté elle entendit pleurer sa fille : — Mon Dieu ! Hélène, dit-elle, ne pouvez-vous aller voir ce qu’a cet enfant ?
Hélène, blessée intérieurement du ton dont cet ordre était donné, n’en laissa cependant rien voir et obéit ; mais, quoi qu’elle fit pour apaiser l’enfant, elle n’y put réussir.
Pauline se leva et vint demander à Hélène ce qu’avait sa fille.
— Elle pleure, dit Hélène, et ne veut pas me répondre.
— Il faut l’enfermer, dit Pauline, dont la mauvaise humeur cherchait une issue et tombait indistinctement sur tout le monde.
L’enfant, à cette menace, pleura encore plus fort. Pauline alors comprit qu’elle s’impatientait plus qu’elle ne l’aurait fait si la neige n’était venue contrarier ses projets, et qu’il n’était pas juste de brusquer cette pauvre petite créature ; elle se contraignit, la prit dans ses bras, et l’interrogea doucement ; l’enfant alors montra un de ses jouets brisés, et désigna la fille d’Hélène comme l’auteur du désastre.
Ce n’était qu’avec peine que Pauline s’était contenue ; sa colère saisit cette occasion de s’échapper : elle frappa la fille d’Hélène.
La mère laissa échapper un cri d’indignation, emporta sa fille dans ses bras, et courut s’enfermer avec elle dans sa chambre.
Elle était en proie à une violente agitation.
— Ô ma fille, pardon, disait-elle en marchant dans sa chambre ; c’est moi qui t’ai exposée à cet humiliant traitement d’être frappée par une main étrangère ; pardon ! c’est mon fol amour qui t’a amenée ici, mon amour pour l’homme qui m’a déjà si cruellement abandonnée. Mais je l’aime, pauvre enfant, tu ne peux savoir ce que c’est ; je l’aime plus que toi peut-être ; il faut que je le voie : je ne cesserai de le voir que pour mourir.
La petite fille avait d’abord pleuré ; mais ce que disait sa mère était pour elle si peu intelligible, que, pleurant encore, elle s’était mise à la fenêtre et regardait tomber la pluie.
— Mais, continua Hélène, ai-je le droit de te condamner à une vie d’humiliations, que mon amour même peut à peine me faire supporter, à moi ? Pauvre enfant ! pourquoi n’es-tu pas morte, malgré mes soins, malgré la nouvelle infamie dont j’ai racheté ton existence, présent funeste que je t’ai fait une seconde fois, quand la miséricorde de Dieu voulait te l’enlever ! Pauvre enfant ! ton avenir est triste ; pauvre, et fille d’une prostituée, il te faudrait être prostituée comme ta mère ; et peut-être n’auras-tu pas ces courts instans d’amour et de félicité qui payent les larmes de toute une vie ; peut-être ne se mêlera-t-il jamais d’amour aux caresses qu’il te faudra rendre; peut-être, proie des hommes les plus vils, ne rencontreras-tu jamais un homme que tu puisses aimer, un homme digne de t’inspirer un amour qui te fera te reconnaître toi-même, et découvrir dans ton âme ce qu’il pourra y avoir de noblesse et de grandeur…
Pauvre enfant ! au moins ton enfance aurait pu être heureuse ; j’aurais dû te mener au précipice où tu dois nécessairement tomber par un sentier plus doux ; j’aurais dû t’endormir sur des roses jusqu’au moment où, seule dans le monde, il te faudra devenir infâme comme moi.
Pour voir Maurice, je me suis faite servante, servante d’une femme qu’il aime ; pour toi, j’aurais dû suivre la route où le destin m’avait poussée ; j’aurais dû persévérer dans mon infamie pour te faire une enfance joyeuse et te laisser riche. Par mon amour, je te condamne à tous les malheurs qui me rendent la vie plus lourde que si je l’avais portée pendant un siècle entier ; par amour, je fais pleurer tes yeux si gais, je te fais battre.
Ô ma fille ! j’ai perdu toute mon énergie du jour où il m’a abandonnée ; sans cela, si j’avais encore mon âme, pourrais-je supporter les traitemens auxquels je me soumets avec résignation ?
Si j’avais encore une âme, je vendrais pour toi le reste de ma vie ; tu serais riche et heureuse, au lieu de pleurer, au lieu d’être battue ; mais il m’a tout pris ; il faut que je le voie, que je sois sa femme, sa maîtresse, son chien : je ne puis plus prostituer la femme qu’il a aimée.
Pauvre enfant ! si le désespoir s’empare de moi, je ne te laisserai pas seule dans la vie ; je te le jure par le ciel, par ta tête blonde, par l’amour que j’ai eu, que j’aurai pour lui jusqu’à ce que je sois morte, je t’emmènerai dans la tombe, tu mourras avec moi, ce sera le plus grand, le seul bienfait de ta malheureuse mère.
Elle prit sa fille dans ses bras et pleura sur ses cheveux, sur son petit visage rose.
On l’appela pour dîner ; elle descendit. Il fallut laisser sa fille à la cuisine ; cette pensée augmenta sa douleur ; elle la tint longtemps embrassée, et dit : — Non, non, je ne te laisserai pas. Elle ne pleurait plus.
. . . . . . . . . . .
Le soir, Maurice était à un coin de la cheminée, Pauline à l’autre, Richard et Blanche entre les deux. Richard lisait à haute voix.
Hélène travaillait dans un coin. De temps à autre, ses mains et son ouvrage tombaient sur ses genoux ; elle restait les yeux fixes, sans mouvement ; puis, tout à coup, comme si elle se fût réveillée, elle reprenait son ouvrage et se hâtait.
Pour Maurice, penché sur le feu, il paraissait fort occupé de remuer les tisons et de faire jaillir quelques étincelles.
Une triste pensée occupait son esprit ; quelquefois il regardait Hélène à la dérobée ; il voyait ses yeux fatigués de pleurer, il comprenait toutes ses souffrances, et se disait :
— La conduite d’Hélène est bien noble et bien touchante ; Pauline est bonne ; elle n’a jamais eu pour moi une tendresse bien inquiète ; d’ailleurs, mariés depuis deux ans, ce n’est aujourd’hui que par les liens d’une douce amitié que nous sommes unis ; j’ai envie de tout lui dire, de lui raconter le dévouement d’Hélène ; elle sera émue d’une telle force d’âme, elle l’admirera, elle l’aimera, car elle aime tout ce qui est grand et au-dessus de la vie commune. Hélène restera avec nous comme une amie ; elle sera heureuse autant qu’elle peut l’être : je lui payerai ainsi une partie du mal que je lui ai fait. Mais il faut attendre le départ de Blanche et de Richard.
Maurice se mêla alors à la conversation, qui avait succédé à la lecture.
Hélène remarqua ce changement sans en soupçonner la cause ; elle s’était d’abord aperçue de la préoccupation de Maurice ; elle avait soupçonné qu’elle en était l’objet, et ce retour à la conversation des autres lui fit penser que Maurice voulait secouer, comme une pensée importune, la pensée de sa triste situation.
— Ah ! dit-elle, est-ce là l’homme qui m’a tant aimée ?
Richard et Blanche s’en allèrent ; mais Pauline était fatiguée. Maurice pensa qu’il valait mieux remettre au lendemain le récit qu’il voulait lui faire.
Tout le monde se retira pour se coucher. Hélène jeta, en sortant avec Pauline, un triste et solennel regard sur Maurice.