Ne brûlez pas sans la lire cette lettre d’une femme qui vous a aimé de toute son âme et de toutes ses forces, qui eût voulu avoir à vous sacrifier quelque chose de noble et de désirable, qui eût quitté le ciel pour vivre un seul jour avec vous dans le plus triste cachot.
Vous avez voulu séparer nos deux existences, vous avez douté de moi ; je n’en ai pas été offensée. Ce n’était pas vous qui me frappiez, c’était le sort funeste qui m’avait jetée dans la prostitution, le sort auquel votre amour m’avait arrachée, et qui me ressaisissait. J’ai courbé la tête, j’ai pleuré, mais je ne vous ai pas maudit ; que le ciel détourne de vous les tortures qui m’ont déchirée.
Le désespoir, la misère, les larmes, la faim, m’ont bien changée. Une seule chose me reste : c’est mon amour pour vous, ce noble amour qui a fait surgir mon âme de la boue.
Mais cet amour aussi a cédé au sort. Il n’est plus ardent, impétueux, exigeant ; ce n’est plus que l’élan d’une âme souffrante vers celui qui console. Aujourd’hui, je n’ai plus besoin que vous m’aimiez ; je n’aurais pas la force de supporter un semblable bonheur ; je ne vous demande que de me permettre de vous aimer, et du fond du cœur, sans que mes yeux ni ma bouche disent jamais rien.
Hier, je me suis présentée chez votre femme ; je lui ai dit que j’étais une pauvre fille abandonnée avec un enfant ; qu’à l’avenir je serais sage ; que je ne demandais qu’à travailler pour nourrir mon enfant, et que, si elle voulait me prendre chez elle pour travailler au linge de la maison, surveiller les domestiques et m’occuper des soins du ménage, elle serait contente de mon zèle et de ma bonne conduite ; que je ne répugnerais à aucun ouvrage, que j’étais plus forte que je ne le parais, et que je serais contente, pourvu qu’avec ma fille on me permît de vivre dans une maison honorable.
Après quelques observations, elle a eu la bonté de m’agréer.
Oh ! monsieur Maurice, ne m’enviez pas le bonheur que je me fais ; laissez-moi vivre près de vous, vous regarder, vous entendre.
J’ai essayé de bonne foi, je ne puis vivre sans vous voir. Je ne demande pas que vous m’adressiez la parole, ni que vous me regardiez jamais ; au contraire, je vous prie de n’être avec moi que comme vous êtes avec les autres domestiques ; s’il en était autrement, ce serait de ma part un manque de foi envers votre femme, qui veut bien m’accueillir ; ce serait, de la vôtre, m’exposer à être privée justement par elle du bonheur qui remplira ma vie.
Peut-être une fausse générosité vous fera dire que vous ne voulez pas qu’une femme que vous avez aimée soit votre domestique ; mais, si vous me chassez, comme depuis que j’ai été aimée de vous je n’ai pu supporter seulement la pensée de me prostituer encore, il me faudra, pour nourrir mon enfant, servir des maîtres qui n’auront pas autant de douceur pour moi. Et d’ailleurs, outre que ma naissance ne m’appelait pas à un rang et à une fortune élevés, quelle que soit ma situation, elle sera toujours bien au-dessus de l’infamie de laquelle vous m’avez tirée.
Laissez-moi vous entourer de ma sollicitude désintéressée ; ce sera un bonheur pour moi de m’occuper de tous les petits soins qui pourront vous apporter quelques agrémens. Je veillerai à ce qu’on allume votre feu, à ce que, la nuit, votre tête soit haute, comme vous l’aimez.
Et je natterai moi-même les beaux cheveux noirs de votre femme, je lui apprendrai à les arranger de la manière qui vous plaît ; je les parfumerai de cette odeur de rose que vous aimiez tant : je serai si heureuse de penser que je puis contribuer à vos plaisirs, même à ceux que vous goûterez dans les bras d’une autre ! Avec quelle joie je rattacherai à votre vie le peu de bonheur qui était peut-être destiné à la mienne, et dont je n’ai plus besoin.
N’est-ce pas, monsieur Maurice, que vous ne voudrez pas m’ôter ce bonheur ? et d’ailleurs vous ne le pourrez pas, car je vous jure par tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, par mon amour toujours si pur pour vous, par votre amour d’un instant, dont je vous garderai une éternelle reconnaissance, et qui m’a enivrée d’un bonheur que je ne crois pas payer trop cher de toute une vie de larmes et d’humiliations, je vous jure que, si vous me chassez, j’emporterai mon enfant, et avec elle j’irai me jeter dans la rivière.
Adieu, monsieur Maurice ; si vous saviez comme je suis heureuse, comme mon cœur bat doucement quand je songe que d’un moment à l’autre je vais vous revoir. Il y a si longtemps ! Quand je songe que je passerai près de vous le reste de ma vie ; que demain peut-être j’entendrai le son de cette voix si chère, et que je l’entendrai de même tous les jours. Adieu, oubliez cette Hélène que vous avez aimée ; ne voyez plus en moi qu’Hélène, femme de chambre de votre femme ; mon bonheur y est attaché, et il est impossible qu’il ne vous reste pas encore de la pitié pour la malheureuse
HÉLÈNE.