Le lendemain, Maurice arriva chez lui. Avant d’entrer, il eut besoin de s’arrêter un moment pour se remettre ; mais Hélène n’était pas auprès de sa femme. Pauline était seule avec Richard ; — tous deux rougirent en le voyant entrer. Pauline se leva, vint au-devant de lui, et l’embrassa avec un empressement inusité. Mais Maurice était tellement ému lui-même, qu’il ne s’aperçut de rien.
— Mon ami dit Pauline, pendant ton absence j’ai pris une nouvelle femme de chambre ; c’est une jeune et belle femme, ajouta-t-elle en souriant ; mais elle a été, à ce qu’il paraît, bien malheureuse, dit-elle plus gravement : elle a un enfant qu’elle paraît aimer beaucoup.
— Sa fille est-elle également ici ? dit Maurice.
— Et comment sais-tu que c’est une fille ?
— Ne viens-tu pas de me le dire ?
— Non, je ne te l’ai pas dit ; c’est, en effet, une fille. Elle désire la garder près d’elle. Ce sera plus tard une compagne pour la nôtre.
Maurice tendit la main à Richard ; et, sous prétexte de changer de vêtemens, se retira aussitôt dans son appartement.
C’était une violente émotion qu’il ressentait, si près d’Hélène, d’Hélène qu’il avait tant aimée, d’Hélène qu’il n’eût pas abandonnée s’il n’avait eu pour elle qu’un amour ordinaire, — et aussi près d’une enfant qui était peut-être leur enfant à tous deux.
Il se retraçait le temps où il avait connu Hélène, si belle, si brillante, si parée, si bien servie ; il allait la revoir changée par la douleur, la misère et la faim, pauvrement vêtue, et femme de chambre de Pauline.
— Oh ! dit-il, comment peut-elle ne pas me maudire ?
Un moment, il crut entendre sa voix ; son cœur cessa de battre, ses poumons de respirer. Il écouta: en effet, c’était la voix d’Hélène. Il joignit les mains :
— Oh ! dit-il, mon Hélène, pardonne-moi, pardonne-moi !
Il resta quelque temps absorbé, puis :
— Elle est folle, dit-il. Comment pourrai-je lui parler comme aux autres domestiques ? Comment supporterai-je les airs de hauteur de ma femme ? comment ferai-je pour ne lui adresser jamais un mot, ni un regard d’affection ?
Elle pour qui j’aurais voulu avoir un trône !
Comment supporter son premier regard, après lui avoir fait tant de mal ?
Cependant Maurice changeait de vêtemens et donnait à sa toilette plus de soins que de coutume. — Quoique, pour la tranquillité d’Hélène, pour la sienne, il eût voulu en être oublié et oublier ; sans se l’avouer peut-être il eût craint de lui sembler désagréable.
Plusieurs fois il voulut sortir de sa chambre, mais chaque fois son cœur battait si fort, ses genoux étaient si tremblans, qu’il fut forcé de rentrer ; enfin il prit de la résolution et descendit d’un pas rapide.
Hélène était assise devant une fenêtre, et cousait. Pauline vint encore embrasser son mari ; Maurice ne fut pas fâché de cet excès de tendresse, qui lui donnait le temps de se remettre ; mais, en même temps, il songea à ce que de semblables caresses avaient de triste et de poignant pour Hélène.
Il comprit qu’il devait lui adresser la parole ; mais il ne pouvait trouver de voix. Enfin il la salua et lui dit : — Madame, soyez la bienvenue.
Hélène répondit par une inclinaison de tête, sans lever les yeux ; elle était horriblement pâle.
Heureusement que Pauline ne pouvait s’apercevoir de l’émotion que causait cette entrevue, occupée qu’elle était à regarder le ciel, dont l’aspect promettait un beau temps pour une promenade qu’elle voulait faire chez sa sœur.
Une idée frappa Maurice, et son regard se tourna vers la table où l’on avait mis le couvert pour le déjeuner : il y avait quatre couverts, trois pour lui, sa femme et leur fille, le quatrième pour Hélène ; il respira plus librement ; il avait craint que Pauline ne fit manger Hélène avec les domestiques, et il n’eût osé faire aucune observation.
Au même instant, Hélène avait aussi porté les yeux du même côté, mais avec une pensée différente ; elle avait vu quatre couverts, et deux grosses larmes roulèrent dans ses yeux ; il n’y en avait pas pour sa fille, sa fille mangeait à la cuisine. D’abord elle voulut demander à manger aussi dans la cuisine ; mais il lui eût été impossible de parler, tant son cœur était gonflé, et elle eût craint d’indisposer contre elle la maîtresse de la maison, — et sa situation lui était si précieuse !
Elle ne mangea presque pas, et, pour dissimuler son trouble, feignit de s’occuper beaucoup de l’enfant de Pauline et de Maurice, que l’on avait mis près d’elle ; mais son cœur était rempli d’amertume en caressant l’enfant de sa rivale, de sa rivale si heureuse, tandis que sa fille, à elle, était à la cuisine, pleurant peut-être de ne pas voir sa mère.
Pendant le déjeuner, Maurice osa regarder Hélène : en effet, elle était changée, son teint si frais était flétri, ses joues étaient creuses ; mais elle avait conservé l’expression de son regard, sa noble physionomie, qui avait pris quelque chose de mélancolique et de touchant, — et les belles proportions de sa taille.
Hélène aussi regarda Maurice ; il était resté frais et bien portant, peut-être même avait-il pris un peu d’embonpoint.
Le déjeuner fini, Maurice et Pauline allèrent chez Richard, où ils devaient dîner. Hélène resta seule ; elle appela sa fille, et, en pleurant, baisa son front, ses joues et ses cheveux; puis elle détacha un petit anneau d’or que lui avait donné Maurice, et que, malgré sa misère, elle n’avait pas voulu quitter, pensant qu’elle ne le reverrait peut-être jamais et que c’était tout ce qui lui restait de lui ; mais près de lui elle pouvait s’en passer ; elle le donna à la fille de cuisine en lui disant :
— Ma bonne, ayez bien soin de ma fille ; quand je serai plus riche, je serai plus généreuse.
Elle était seule, elle pouvait garder sa fille près d’elle; elle la fit asseoir sur un tabouret, sa petite tête blonde appuyée sur ses genoux, et elle continua l’ouvrage qu’on lui avait donné à faire.
— Allons, se disait-elle de temps à autre en essuyant ses larmes, ce n’est plus le moment de pleurer ; je suis près de lui, je le verrai, je l’entendrai tous les jours ; sa voix tremblait quand il m’a parlé ; il ne faut plus pleurer, je deviendrais trop laide.
Elle se leva, et devant une glace arrangea ses cheveux.
— À quoi me servirait d’être belle ? continua-t-elle, je ne veux plus de son amour ; je suis résignée, je ne veux plus que le voir toujours ; c’est plus de bonheur que depuis longtemps je n’ai espéré.
Puis elle caressait sa fille, elle arrangeait ses cheveux blonds et soyeux, et elle se mettait à travailler.
Puis ses larmes recommençaient à couler.
— Pourquoi donc pleures-tu ? lui dit l’enfant, nous sommes bien mieux ici que dans notre vilaine petite chambre ; et puis on m’a dit que nous aurions de la soupe et de la viande tous les jours.
— Pauvre enfant, dit Hélène, elle a déjà bien souffert ; mais elle se trouve plus heureuse. Ô mon Dieu ! merci !
Il ne l’a pas encore vue, pensa-t-elle ; quel accueil lui fera-t-il ? Et elle regardait sa fille. Il y avait des momens où elle lui trouvait de la ressemblance avec Maurice ; dans d’autres, cette ressemblance n’existait plus.
Ainsi qu’il arrive aux malheureux par la défiance qu’ils ont du sort, quand elle s’était présentée devant Pauline, elle avait craint que cette ressemblance ne donnât quelques soupçons ; mais, au moment où elle eût désiré qu’elle existât, elle n’en pouvait trouver aucune trace.
Cependant l’enfant ne ressemblait pas non plus à Leyen ; elle avait les cheveux blonds et les yeux bruns qu’avait sa mère à son âge ; elle paraissait devoir plus tard lui ressembler beaucoup.
Quand elle eut fini son ouvrage, elle s’occupa de faire régner un nouvel ordre dans la maison ; elle-même nettoya la pipe de Maurice et rangea sa chambre ; puis elle déposa un baiser sur son oreiller et sortit sans que personne l’eût vue entrer ; elle avait aperçu, avec un cruel serrement de cœur, la porte ouverte sur un couloir qui conduisait à la chambre de Pauline.
Le soir, Maurice rentra avec Pauline. Hélène travaillait encore. — Hélène, dit Pauline, il ne faut pas travailler si tard, vous vous fatigueriez inutilement.
Maurice, en quittant sa femme, lui serra la main plus tendrement que de coutume.
Hélène suivit Pauline dans sa chambre pour la déshabiller, et, en la quittant, ses yeux se portèrent involontairement sur une porte qui donnait également sur le couloir.
Le lendemain, quand Hélène, le soir, se retira dans sa chambre, sa fille lui dit : — Le monsieur m’a embrassée plusieurs fois, et m’a donné des bonbons. — Hélène leva les yeux aux ciel et joignit les mains sans pouvoir prononcer une seule parole.