— C’étaient deux coquins fort heureux ! disait Maurice.
— E perchè ? dit Fischerwald en entrant. Perchè, mio caro ?
— Écoute, répondit Maurice en posant son livre :
« Chilpéric, celui qui fut le mari de Frédégonde, s’avisa d’ajouter deux lettres à l’alphabet, et il envoya, dans toutes les villes du royaume, l’ordre précis de se conformer à ce perfectionnement, sous peine d’être essorillé. Deux maîtres d’école s’y refusèrent obstinément ; et, martyrs d’une diphthongue, sacrifièrent, sur l’autel des saines doctrines littéraires d’alors, leurs deux oreilles, qui furent coupées, selon les ordres du roi.
Après la mort de Chilpéric, ils reparurent et prouvèrent, par des lettres qu’ils n’avaient cessé de s’écrire, qu’ils avaient constamment méprisé les titres de noblesse octroyés par le roi aux deux lettres nouvelles. »
— Je ne vois pas là ce qu’il y a de si désirable, à moins que tes oreilles ne te pèsent infiniment.
— Je les trouve heureux, reprit Maurice, d’avoir possédé une aussi intime conviction ; car, pour moi, depuis que j’existe, je n’en ai jamais pu trouver une seule pour mon usage. En mathématiques, le contraire du faux est indubitablement vrai ; mais en fait de passions, de politique, de conduite, l’opposé du faux et de l’absurde se trouve plus souvent faux et absurde.
Je donnerais tout au monde pour avoir une conviction, fût-elle la plus fausse du monde, qui pût me faire suivre dans la vie une ligne droite, sans aller à chaque instant à droite et à gauche, et revenir sans cesse sur mes pas, comme je le fais d’ordinaire.
Au moment de me marier, c’est-à-dire de creuser le lit où coulera toute ma vie, je me suis avisé de repasser mes jours depuis quelques années, et le résultat de mes idées et de mes actions contradictoires ferait à peu près, en chemin matériel, celui-ci : — et il traça avec sa canne quelques figures sur le parquet.
C’est-à-dire qu’après avoir creusé la vie philosophiquement et métaphysiquement, après m’être posé une foule de problèmes tous contradictoires, après avoir laborieusement et douloureusement pratiqué mes théories, — me voici revenu, après mille détours, dans mes idées sur les femmes et sur beaucoup d’autres choses, au point dont je suis parti, et où sont tous les hommes par un instinct naturel et irréfléchi, c’est-à-dire que le plus puissant effort de la sagesse humaine, de la réflexion, de l’étude et de la méditation, m’a amené précisément au niveau de l’idiot et du crétin qui agissent sans penser, et se livrent à l’élan d’un aveugle instinct.
— Alors, dit Fischerwald, tu n’as plus de doutes ?
— Malheureusement, si près de me marier, je suis saisi d’une grande et presque invincible terreur ; mais je t’expliquerai cela en route ; il faut que j’aille chez ma belle-mère.
Chemin faisant, Maurice reprit son argument.
— Les abords du mariage, dit-il, me paraissent si burlesques, que je commence à craindre de ne pas trouver dans cet état toute la dignité que j’y avais supposée.
Depuis qu’il est convenu que j’épouse Pauline, ce traité d’alliance fait complétement, dans la maison, l’effet d’une déclaration de guerre. La mère et la fille sont sans cesse sur leurs gardes contre moi ; on craint de me laisser seul un instant avec la femme qui doit passer toute sa vie avec moi.
On dirait ces baladins qui, ayant à montrer aux flâneurs une curiosité dont ils font payer la vue, prennent tous les soins imaginables pour ne laisser apercevoir ni un cheveu ni un ongle de leur omne sauvagent.
Ou de leur anfan ha deux taitte.
Ou de leur nin vivan ki ha eksité la 1/2 ration de toute l’Urope.
— Mais tout cela, dit Fischerwald, se fait ne immaturos fructus prœlibes.
— Dis plutôt non payés. Mais je me défierais, pour suivre ta comparaison, de la fruitière qui me défendrait de goûter d’avance à ses fruits, et qui exigerait que je les eusse achetés et payés avant de m’assurer de leur saveur.
Par ce soin, par cette crainte que l’on manifeste si maladroitement, on semble dire : Je vous donne une femme avec laquelle vous devez passer toute votre vie : mais je suis sûr que si, avant d’être lié irrévocablement, vous la possédiez un quart d’heure, vous ne voudriez plus conclure le marché, tant vous seriez convaincu que vous feriez un marché de dupe.
On semble dire : — Par ma conduite, j’avoue que le premier quart d’heure de possession amènera un repentir pour tout le reste de notre vie ; mais ce repentir, j’emploierai tous mes soins pour que vous ne l’ayez que lorsque les lois divines et humaines vous empêcheront de revenir sur vos pas.
Parbleu ! mesdames les mères, continua Maurice en s’échauffant par degrés, si vous, qui voyez vos filles avec des yeux prévenus, vous pensez qu’une fois la possession, nous n’en voudrons plus, nous serions bien fous de poursuivre, car vous paraissez si persuadées, que nous ne pouvons refuser de nous en rapporter à vous.
Ce que je cherche dans le mariage, c’est une compagne qui embellisse ma vie d’une affection constante, et sème des fleurs sur le chemin qui tous les jours me semble plus aride.
Mais vous, mesdames les mères, plus expérimentées que moi, ce que vous me vendez, ce que vous ne livrez qu’après que j’aurai payé d’avance, et payé de la liberté de toute ma vie, ce qui seul vaut quelque chose dans vos filles, aux yeux de votre expérience, c’est une nuit. Parbleu, mesdames, c’est trop cher, j’en aurai autant pour cinq florins quand je voudrai ; et, en mettant la chose au plus haut prix, si ce que vous me vendez est une virginité, toujours incertaine, j’aurai ce qu’il y a de mieux en ce genre pour cent cinquante florins.
Comme il allait entrer, il finit en disant à Fischerwald : — En résumé, le mariage indissoluble sera une niaiserie, un horrible suicide, tant qu’on ne verra pas deux amans libres passer volontairement leur vie ensemble.