Un jour, comme elle venait de porter de l’ouvrage, elle aperçut Fischerwald dans la rue ; elle doubla le pas, et rentra demi-morte d’émotion.
— Oh ! oh ! dit une voisine en voyant monter Hélène, voici notre belle voisine qui monte bien vite.
— Ce n’est pas naturel, dit une autre vieille qui rentrait en même temps, et à laquelle s’adressait la première femme, dont le visage annonçait quarante ans.
— C’est d’autant moins naturel que d’ordinaire elle monte lentement et pensive.
— C’est qu’il y a des femmes qui ont beaucoup à penser, quand ce ne serait que des souvenirs.
Ici la première interlocutrice s’approcha de l’autre voisine, et lui dit tout bas : — Avez-vous remarqué ce domestique en livrée bleue et rouge qui vient quelquefois ?
— Certainement, reprit l’autre.
— Et qu’en pensez-vous ?
— Je pense, reprit la plus vieille, qu’il faut avoir le cœur placé bien bas pour se livrer à de semblables inclinations.
— Vous n’y êtes pas ; le domestique ne vient pas pour son compte.
— Bah !
— Non, il apporte des lettres.
— Ah ! de qui ?
— C’est là ce qu’on ne peut pas savoir.
— C’est de la part de son mari peut-être !
— Oh ! oh ! est-ce que ça a un mari ?
— Vous croyez ?
— Je suis sûre qu’elle n’est pas mariée.
— Bah !
— Cela se voit tout de suite ; et d’ailleurs le mari aurait-il des domestiques en livrée quand la femme a un logement de cinquante florins !
— C’est vrai ; mais l’enfant ?
— L’enfant comme tant d’autres ; il n’a pas de père.
— Ou bien il en a beaucoup.
Les deux femmes rirent quelque temps de cette plaisanterie ; la moins vieille des deux voisines continua : — Avez-vous vu comme elle a soin de se débarrasser de sa petite fille ? N’est-ce pas une pitié d’envoyer à l’école une enfant si jeune ?
— De quoi vit-elle ? demanda la vieille.
— Mais il paraît qu’elle a de quoi.
— Ah ! elle a de quoi.
— Oui, elle a de quoi ; c’est le domestique à livrée bleue et rouge qui apporte.
— Voyez-vous, c’est entretenu par quelque vieux riche.
— Et il paraît qu’elle l’est cossument ; elle fait semblant de travailler, mais ce n’est pas avec huit kreutzers qu’on mène un pareil train.
— Ah ! elle mène un train ? elle n’est pourtant pas si bien habillée.
— C’est que ces femmes-là, ça gâche tout. On dit que dans sa chambre il y a des choses superbes ; que c’est tout reluisant d’or ; des glaces où on se voit depuis les cheveux jusqu’aux pieds, un lit tout en édredon !
— Voyez-vous !
— Elle ne se refuse rien ; si vers le soir on passe devant sa porte, ça sent une délicieuse odeur de rôti que ça donnerait faim à un mort. Ces femmes-là, c’est sur sa bouche comme il n’est pas possible.
— Mais quand voit-elle le monsieur ? Excepté le domestique, je n’ai encore pu voir personne.
— C’est ce qui prouve comme c’est enraciné dans le vice, comme c’est adroit pour cacher ses turpitudes aux yeux des honnêtes femmes qui n’y entendent pas malice ; ça a un tas de ruses et de finesses qu’on n’en peut revenir.
— Mon Dieu ! dit la vieille, comme il y a du vice, comme il y en a !
— Que voulez-vous, ma bonne voisine ? les hommes aiment ces espèces-là, et n’ont pas l’air de regarder d’honnêtes femmes comme vous et moi, qui n’avons jamais donné un mot à redire ; toujours, elle a beau me faire une révérence quand elle passe devant moi, je ne la regarde pas plus que si c’était un chien.
— Et vous avez raison ; c’est encore bien osé de se permettre de saluer une honnête femme, comme si c’était son égale ; mais je rentre ; je suis quasiment gelée.
Un homme entra qui leur dit :
— Mesdames, connaissez-vous cette dame qui vient de rentrer.
— Oui, monsieur.
— Que fait-elle ?
— Pas grand’chose de bon ; c’est entretenu par un vieux monsieur très-riche qui vient la voir dans un magnifique équipage et qui lui prodigue l’or.
— Ah ! dit l’inconnu, je vous remercie.
— Voilà un chaland manqué, dit la vieille.
— C’est un fier service que nous lui rendons de l’empêcher d’être plumé par une pareille sirène.
— Hum ! dit Fischerwald en s’en allant, je me doutais bien qu’elle recommencerait cette vie ; je ne dirai rien à Maurice de la rencontre que j’ai faite.