XXIV

Par une belle fin de journée, Maurice sortit avec Hélène pour lui faire respirer les douces haleines du soir ; depuis longtemps elle n’avait pas quitté la maison. Maurice trouvait toujours quelque prétexte pour ne pas l’emmener avec lui : son état de grossesse était devenu si évident, que chaque regard qu’un passant dirigeait sur elle ou sur lui semblait une insulte, et que la contrainte qu’il s’imposait, pour ne pas faire des querelles injustes et ridicules, le mettait dans un état d’exaspération dont les douces caresses d’Hélène pouvaient à peine le tirer.

On était alors dans l’automne, le soir de l’année, au moment où la nature se pare de riches couleurs.

Parmi les chênes encore verts, les peupliers étaient chargés de feuilles des plus belles nuances de jaune, les vignes laissaient pendre leurs pampres d’un rouge de pourpre, et les chèvrefeuilles, sans fleurs et sans parfum, n’avaient plus que des feuilles d’un vert presque bleu ; les genêts étaient couverts de gousses noires.

Ce que le poète et le peintre voient avec de si douces sensations, au moment où le soleil se couche, où, comme un sourire d’adieu à ses amis, il jette encore sur la terre des teintes si riches et si harmonieuses et à la fois si fugitives ;

Ce silence, ce recueillement de la nature entière, ce moment de méditation mystique ;

L’automne fixe tout cela pour une saison entière ; l’automne est un long coucher du soleil ; l’automne est à l’année ce que le soir est au jour.

Hélène et Maurice, à l’entrée d’un bois, virent ouverte une grille que des planches rendaient d’ordinaire impénétrable à la vue.

Quoique Maurice eût souvent dirigé ses promenades de ce côté, jamais il ne l’avait vue ouverte : il s’arrêta pour regarder un beau parterre où brillaient les fleurs de la saison, des marguerites éclatantes de si riches nuances de pourpre, de blanc et de violet.

Les premiers chrysanthèmes jaunes ou amarantes.

Un jardinier arrosait, qui leur dit : — Il n’y a personne, vous pouvez entrer.

Après le parterre, il y avait un rideau de coudriers chargés de noisettes mûres ; derrière les coudriers s’élevaient de hauts peupliers plus d’à moitié jaunis et dont le vent commençait à détacher quelques feuilles. Hélène et Maurice suivirent une allée étroite et tortueuse, couverte par les branches des lilas et des noisetiers ; à un détour du sentier, tout à coup, l’horizon s’étendit : un ruisseau large de quelques pieds murmurait dans l’herbe, et de l’autre côté du pont de bois, qui conduisait à un pré encore assez vert, s’élevait une petite maison blanche, derrière laquelle il y avait une épaisse charmille de tilleuls, après les fenêtres de la maison grimpaient quelques rosiers du Bengale avec quelques roses inodores, les dernières de l’année.

Derrière la maison et la charmille, le ruisseau, qui avait fait le tour du pré, venait tomber dans un petit étang, au milieu d’un petit bois de châtaigniers, dont les feuilles commençaient à crier sous les pieds.

L’étang était entouré d’une herbe épaisse, de laquelle se penchaient encore sur l’eau quelques pâles wergiss-mein-nicht ; des saules presque dépouillés se courbaient par-dessus ; on n’entendait d’autre bruit que le chant sec des mésanges à tête bleuâtre qui sautillaient sur les branches des sorbiers, dont elles se disputaient les baies écarlates ; de hauts arbres cachaient les murailles.

Hélène et Maurice s’assirent sur la mousse et se livrèrent à la pénétrante et mélancolique impression de ce lieu.

Après un long silence, Maurice serra la main d’Hélène, et lui dit : — Ce séjour est enchanté ; il serait beau de se renfermer avec toi pour toujours dans un lieu semblable.

— Oui, dit Hélène avec un soupir, ce serait beau.

— Sais-tu, dit Maurice, ce qui surtout me touche ici et me charme ? c’est cette solitude entière, ce sont ces hautes murailles que la vue même ne peut franchir, c’est cet horizon borné, ce ciel et cette herbe, et ces ombrages pour nous seuls ; ce serait de n’avoir ni craintes, ni espoirs, ni désirs, ni regrets, ni pensées au delà.

C’est, ajouta-t-il, oubliant qu’il était chez des étrangers, c’est d’être seul avec toi, à l’abri de la haine et de l’amour des autres, à l’abri des regards et des opinions, à l’abri des convenances et du respect humain.

C’est de vivre seuls, tous les deux aussi loin du monde que si une tempête nous avait jetés sur une île déserta et inconnue.

— Que cette petite maison est jolie ! dit Hélène.

— Oui, dit Maurice devenu rêveur, elle est bien jolie ; comme nous y serions bien renfermés, comme nous y serions seuls.

— Monsieur, dit le jardinier qui les cherchait, vous ne pouvez rester plus longtemps, ces dames viennent de rentrer, et d’ailleurs il fait tout à fait nuit.

Maurice fut réveillé péniblement du songe riant auquel il se laissait aller depuis quelques instans ; il donna une pièce d’argent au jardinier, et emmena Hélène. Comme il allait passer le pont, il se retourna pour jouir encore du spectacle.

La lune, qui montait par-dessus les tilleuls, argentait le ruisseau et éclairait le pré, tandis que sous les arbres la nuit était profonde.

Il vit, comme deux ombres, deux robes blanches s’enfoncer sous les châtaigniers ; ce sont, pensa-t-il, les maîtresses de la maison ; cette soirée va être bien belle ; elles sont heureuses de pouvoir rester.

Et il quitta le jardin avec regret.

Quand la grille eut crié sur ses gonds et se fut bruyamment fermée, il dit encore : Une belle soirée ! elles sont heureuses de pouvoir rester. Puis il ne dit plus rien.

— Mon ami, dit Hélène, qu’avons-nous besoin d’une si jolie maison et d’un parc aussi étendu ? Le plus aride désert, le plus pauvre grenier, ne seront-ils pas un Éden et un palais quand y serons ensemble ?

— Tu as raison, dit machinalement Maurice ; mais il resta silencieux jusqu’à la maison d’Hélène.

Share on Twitter Share on Facebook