— Il n’y a pas, dit Richard, beaucoup moins d’une heure que je te parle sans que tu daignes remarquer ma présence, et sans que tu cesses de marmotter des paroles inintelligibles.
— Je suis, répondit Maurice, très-préoccupé ; il me faut aller ce matin chez l’ambassadeur français, qui m’a fait proposer de m’emmener avec lui, comme son secrétaire particulier ; il est temps que je prenne un parti, mes affaires d’argent s’embrouillent tous les jours et sont arrivées à un tel point que je n’y connais plus rien. Mon mariage avec Hélène va augmenter mes dépenses du double et anéantir mes recettes : c’est un excellent moyen de sortir d’embarras qui se présente, et je veux faire en sorte de ne pas l’abandonner. Ce qui m’occupait quand tu es entré, c’était de quelle manière il convenait de parler à un ambassadeur pour ne pas sembler plus fier et plus indépendant qu’il ne convient à un malheureux mercenaire, sans cependant m’humilier…
— Ainsi, pour Hélène, tu quitterais l’Allemagne, ta patrie ?
— Ami Richard, je vous y prends encore, dit Maurice, enchanté de reprendre sur Richard l’avantage que sa position semblait devoir lui faire perdre; expliquez-moi une bonne fois ce que vous entendez par l’amour de la patrie ?
— Plaisante question ! j’entends par l’amour de la patrie le plus noble sentiment des plus nobles âmes, cet élan généreux et désintéressé qui fait sacrifier ses intérêts, ses affections et sa vie pour le bien de son pays, qui fait trancher la tête aux fils de Brutus.
— Voici, dit Maurice, des niaiseries parées de grands mots creux.
— Voici, dit Fischerwald qui entrait, de belles idées noblement exprimées.
— Oh! dit Richard.
— Oh ! oh ! dit Fischerwald.
— Soyez assez bons, continua Maurice, après m’avoir répondu si lucidement que l’amour de la patrie n’est autre chose que l’amour de la patrie, soyez assez bons pour me dire ce que c’est que la patrie ?
— La patrie ! dirent à la fois Richard et Fischerwald, la patrie ! c’est…
Ils s’arrêtèrent tous deux, avec le même accord qu’ils avaient eu en commençant ensemble. Fischerwald, le premier, reprit la parole :
À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère !
dit-il en français ; car sa prodigieuse mémoire avait glané partout.
— La patrie, dit Richard, c’est le lieu où nous avons reçu le jour ; c’est notre mère.
— Alma parens, interrompit Fischerwald.
— C’est, continua Richard, la divinité des héros.
— Patriam et dulcia linquimus arva, dit Fischerwald.
— C’est l’inspiratrice des plus nobles actions, reprit Richard.
—
— Du reste, dit Richard, la question est oiseuse ; il n’y a personne qui ne chérisse sa patrie.
— Je te défie, dit Fischerwald, d’ouvrir un livre sans y trouver quelque invocation à la patrie.
Et Fischerwald sortit de sa poche un Parfait Cuisinier, qu’il ouvrit au hasard. L’auteur disait dans sa préface :
« Nous n’avons pas voulu priver notre pays des fruits d’une longue expérience et d’un travail assidu. »
— Quand vous parlez de la patrie, dit Maurice, est-ce la terre ou les hommes que vous aimez ?
Dans les chansons patriotiques, on parle souvent d’engraisser les guérets avec les cadavres des ennemis.
Il faut que l’ennemi soit bien peu de chose, puisque vous ne voyez rien de mieux à en faire que de l’engrais.
Mais, comme chaque pays a son patriotisme, ou du moins ses chansons patriotiques, ce que l’on confond volontiers, il s’ensuit que ceux que vous appelez les ennemis vous donnent le même titre et veulent également vous employer en guise d’engrais.
On ne peut admirer le patriotisme dans un pays, sans au moins le tolérer dans les autres, et la conséquence naturelle serait qu’il faut fumer toutes les terres avec les cadavres de tous les hommes, ce qui produirait d’excellentes moissons, mais pas de moissonneurs.
C’est pousser un peu loin l’amour du sol.
Et encore, si vous aimez la terre qui vous a donné naissance, comme dit Richard, cet amour ne doit s’étendre que jusqu’aux murailles de la chambre où vous êtes sorti au monde ; ou, si vous l’étendez plus loin, pourquoi l’arrêtez-vous aux rives du Rhin plutôt qu’à celles de la Seine ?
— Personne, dit Richard, n’a jamais entendu par l’amour de la patrie l’amour du sol.
— Je le croyais, dit Maurice, parce que les effets à peu près uniques dudit amour sont d’engraisser les guérets ou les sillons des cadavres ou du sang des ennemis.
Mais si l’amour de la patrie est l’amour des hommes qui habitent le même pays que nous, d’où vient qu’au milieu de la patrie, quelle qu’elle soit, il y a tous les jours des vexations, des oppressions, des duels, des vols, des incendies, des emprisonnemens, des viols ?
Faites-moi comprendre pourquoi on aime ses compatriotes en masse, et pourquoi, à chacun en particulier de ces compatriotes, pour lesquels il est beau de mourir…
— Pulchrum est pro patria mori ! interrompit Fischerwald.
— Pour lesquels il est admirable de faire décapiter ses deux fils, vous faites quotidiennement plus de mal qu’aux étrangers qui ont le bonheur d’être plus loin de vous.
L’amour de la patrie n’est-il donc que la haine de tout ce qui se trouve placé en dehors de telles ou telles limites ?
Car, comme je l’ai dit, chaque patrie a son patriotisme, qui se formule en paroles de haine et de mépris contre les étrangers.
Parcourez tous les pays et écoutez causer à table au milieu des bouteilles.
En France, un Français vaut quatre Allemands, quatre Russes, quatre Hollandais, quatre Anglais, etc. ;
En Allemagne, un Allemand vaut quatre Français, quatre Anglais, quatre Hollandais, quatre Russes ;
En Angleterre, un Anglais vaut quatre Russes, quatre Français, quatre Allemands, quatre Hollandais ;
En Hollande, un Hollandais vaut quatre Russes, quatre Anglais, quatre Allemands, quatre Français ;
En Russie, un Russe vaut quatre Allemands, quatre Français, quatre Anglais, quatre Hollandais ;
— Je relèverai une inexactitude, dit Fischerwald ; c’est qu’en France, un Français vaut trente Allemands, trente Russes, etc.
— Écoutez encore, dans tous les pays, les discours et les chansons, partout vous entendrez :
Oh ! le beau pays de France, — d’Allemagne, — de Russie, — de Hollande, — d’Angleterre.
Écoutez encore :
Partout, comme titre de gloire, on vous dira, selon le pays :
Je suis Français, — Allemand, — Russe, — Anglais, — Hollandais.
Et on se battra pour soutenir ce beau titre.
Partout, pour encourager les soldats, on leur dit :
Souvenez-vous que vous êtes Allemands ;
N’oubliez pas que vous êtes Français ;
Ne perdez pas de vue que vous êtes Éthiopiens ;
Rappelez-vous que vous êtes Otaïtiens.
Qu’un jour de bataille le soleil sorte des nuages, et fasse étinceler les piques, les casques et les cuirasses,
Dans les deux camps, on vous dira :
Aux Français : — C’est le soleil d’Austerlitz !
Aux Allemands : — C’est le soleil de Morat !
Aux Anglais : — C’est le soleil de Malplaquet !
Pendant que le soleil suit tranquillement son cours, et fait mûrir les pommes, également pour tous.
Imaginez-vous que vous êtes habitans de la frontière ; à moins que les deux pays ne soient séparés par un fleuve, vous ne pourriez tracer une ligne si ténue qui n’appartînt pour une moitié à un pays, et pour l’autre moitié à l’autre pays.
Certes, vous avez plus de ressemblance, plus de liens et d’affection avec l’ennemi, qui est de l’autre côté de la rivière, qu’avec votre compatriote, qui, à quatre cents lieues de vous, ne vous connaît pas et ignore votre existence, comme vous ignorez la sienne. Vous avez avec l’ennemi le même soleil, la même herbe, la même nourriture. Cependant, dans vos discours et dans vos chansons :
En deçà de la ligne, on est brave ;
Au delà de la ligne, on est lâche.
S’il y a eu un combat à cent lieues, sans être battu, sans avoir rien perdu, ni gagné, — c’est-à-dire, sans avoir aucune raison de se réjouir ni de s’attrister,
Ici on pleure et on est humilié ;
Là on se frotte les mains et on lève la tête.
Sur cette ligne, il y a une touffe d’herbe ; vous en aimez la moitié; cette moitié fait partie des « riantes prairies de votre belle patrie. » L’autre moitié, vous ne daignez pas la regarder. Il y a un caillou sur la ligne : vous en prendrez la moitié pour casser la tête de l’ennemi ; l’autre moitié cassera la vôtre.
Mais voici qu’un traité de paix amène la concession d’une portion de territoire ; ce qui était la patrie, ou ce qui du moins en faisait partie, ne l’est plus ; vous ne l’aimez plus : « il était beau de mourir pour elle… »
— , dit Fischerwald.
— Il est beau de tuer ceux qui la défendent et de mourir en la ravageant. Et, dans chaque patrie, il y a une foule d’autres patries ; on se bat pour sa province, pour sa ville, pour sa maison. Que deviendrions-nous si Dieu écoutait les vœux de tous les peuples, qui, tous, le prient de briser les dents de leurs ennemis dans leurs mâchoires ?
— Ossa inimici in ore perfringam, dit Fischerwald.
— Il n’y aurait plus, continua Maurice, de dents dans aucune mâchoire ; — mais, je vous le disais, le soleil fait mûrir les fruits, feuillir les arbres et épanouir les fleurs également pour tous, tandis que les hommes s’amusent à s’entre-tuer sans réussir à déranger l’ordre prescrit par la nature ; car, mère prudente, elle a prévu leurs folies, comme, dans sa sage prodigalité, elle a prévu que les semences des cerisiers seraient détournées de leur but pour faire du kirschenwasser ; les hommes ont toute latitude d’imaginer et d’agir contre la nature et la destination des êtres, ils ne pourront se détruire. La nature a donné pâture à leurs folies, comme le voyageur prudent met à part une bourse pour les voleurs.
Jamais l’homme ne pourra détruire un brin d’herbe, pas plus que le créer.
Un pied de tabac produit 360,000 graines.
Un seul orme, 529,000.
Vous pouvez fumer, et faire des planches pour les cercueils des hommes que vous tuez, il y aura toujours des hommes, des ormes et du tabac.
Vous pouvez aussi faire de l’opium par l’expression des semences de pavot ; un seul pied produit 32,000 graines, et si chaque graine réussissait, en cinq ans le globe entier serait couvert de pavots.
— Il n’y a pas besoin de cela pour nous endormir, dit Richard.
— Mais, dit Fischerwald, me audias, obtestor : en admettant que l’amour de la patrie soit une erreur ou une mystification, je ne puis admettre qu’une mystification qui ne rapporterait rien à personne se maintînt d’elle-même aussi longtemps.
— À mon tour, reprit Maurice, me audias, obtestor ; pour le plus grand nombre, l’amour de la patrie est une mystification ; pour quelques-uns, c’est une convention utile, dans le misérable état de lutte et de guerre où est la société.
Mais beaucoup sont intéressés au maintien de ladite mystification.
Pour les héros, il faut bien qu’il y ait une patrie, sans cela il n’y aurait pas d’ennemis, conséquemment pas de victoire, pas de lauriers, pas de gloire, pas de butin.
Il leur faut encore une patrie pour s’associer et intéresser à leurs actions des gens qui les payent et n’en retirent aucun bénéfice, pour faire croire à un certain nombre d’hommes qu’il est pour eux glorieux et avantageux que monsieur de Villars ou monsieur de Marlborough aient tué un grand nombre d’hommes dans leurs champs, qui, foulés par les pieds des chevaux, seront un an sans rien rapporter, tandis qu’on doublera les impôts pour subvenir aux frais de la gloire, qui n’est pas plus gratuite qu’autre chose.
Quand un héros, ou un seigneur, ou un maître, a dit : — Oh ! oh ! voici une terre, un château, un bois qui seraient fort à ma convenance ;
Oh ! oh ! je n’ai plus d’argent pour nourrir mes chevaux, mes chiens et mes valets ;
Il ne pouvait pas dire au peuple :
— Venez vous battre et vous faire tuer, pour que j’aie un beau château, une belle terre, desquels mes valets vous chasseront à coups d’étrivières quand ils seront à moi ; pour que j’aie une belle forêt dans laquelle vous serez
Pendus,
Roués,
Écartelés,
Cousus dans un sac,
Noyés,
Crucifiés,
Brûlés,
Flagellés,
Mangés par les chiens,
Si vous avez le malheur d’y prendre un lapin ou une caille.
Venez vous battre pour que j’aie de l’argent pour nourrir mes chevaux qui détruisent vos récoltes,
Les valets qui vous battent et vous pendent,
Et les chiens qui vous mangent.
Il est probable qu’on lui aurait ri au nez. Il a inventé quelque chose qui n’est pas beaucoup moins absurde, mais qui a réussi jusqu’ici,
Il a emmené des hommes se battre, et il leur a dit : — Haïssez-vous et tuez. Puis, lui, héros, seigneur ou maître, il a pris « à l’ennemi sa femme, son serviteur, son bœuf, son âne, sa servante et tout ce qui était à lui ; » sans partager avec personne. Puis, si quelque curieux s’est avancé, qui ait dit : — Y aurait-il de l’indiscrétion à demander pourquoi nous avons battu, mutilé et tué ? pourquoi nous avons été battus, mutilés et tués ?
— Il n’y a pas la moindre indiscrétion, a répondu le héros, vous avez battu, mutilé et tué, incendié et ravagé, vous avez été battus, mutilés, tués, ravagés et incendiés, parce que vous êtes des patriotes, parce que vous aimez la patrie ; vous avez perdu un bras, réjouissez-vous ; deux bras, glorifiez-vous ; deux bras et une jambe, enorgueillissez-vous ; les deux bras et les deux jambes, vous ne devez les regretter que parce que cela vous empêche de sauter de joie et de battre des mains. »
Puis il a recommencé : « Ohé ! je n’ai plus de bottes patriotes, la patrie n’a plus de bottes; elle appelle ses enfans, venez vous faire tuer. » Et voyez comment on met la patrie à toutes les sauces.
Que deux partis déchirent un pays ;
L’un d’eux dira : — La patrie gémit sous le despotisme ; enfans de la patrie, délivrez votre mère.
L’autre criera : — La patrie est en proie à l’anarchie ; enfans de la patrie, délivrez votre mère.
Remarquez en passant que cette excellente mère n’élève jamais la voix que pour rendre ses enfans homicides ou martyrs.
— Mais, dit Richard, que veux-tu faire de l’amour de la patrie ?
— Je veux, reprit Maurice, qu’on s’en serve comme d’une chose utile pour les individus qui possèdent, tant que nous ne serons pas sortis de cette crise que l’on s’obstine à attribuer à de futiles questions de personnes, tandis que c’est l’état social qui tout entier a besoin de nouveaux fondemens. Je veux qu’on ne se fasse pas un titre de gloire de ce qu’on fait dans son intérêt, comme de mettre son grain à l’abri de la pluie, ou niaisement, dans l’intérêt des autres qui rient de vous, comme de se faire tuer pour nourrir les mystificateurs de sa chair et les désaltérer de son sang.
On aime la patrie pour se dispenser d’aimer le monde entier, comme on aime sa famille pour se dispenser d’aimer les autres hommes.
La patrie comprend les possessions d’un certain nombre d’individus, qui tous ensemble défendent toutes les propriétés, pour que chacun ait la sienne à l’abri des attaques extérieures.
Donc l’amour de la patrie, c’est l’amour de votre cheminée, c’est l’amour de votre maison, de votre jardin.
Quand on crie :
— Ô ma patrie !
— O dulcis patria ! interrompit Fischerwald.
— Cela veut dire : Oh ! comme ma maison est exposée au soleil levant !
Comme les roses de mon jardin parfument l’air !
Comme mon fauteuil est commode et rembourré !
Comme ma femme a de beaux et soyeux cheveux blonds !
Comme mon vin est généreux et vieux en bouteilles !
Et encore : Combien je serais vexé si d’autres venaient :
Humer mon soleil,
Boire mon vin,
S’étendre dans mon fauteuil,
Parfumer avec mes roses le lit où ils coucheraient avec ma femme.
Ô mes amis ! je défendrai avec vous votre maison, votre soleil, vos roses, votre fauteuil, votre vin et votre femme, pour que vous défendiez avec moi ma maison, mon soleil, mes roses, mon fauteuil, mon vin et ma femme.
C’est une assurance mutuelle, et rien de plus ; ceux qui n’ont rien pour quoi ils puissent craindre ont le droit de n’y pas entrer : l’amour de la patrie n’est pas une vertu, c’est un égoïsme de trente millions d’hommes.
Ici Maurice finit sa dissertation, et, comme il arrive dans toute discussion, il ne persuada personne.
Le seul résultat fut qu’il avait laissé passer le moment d’aller chez l’ambassadeur.