Hélène montra cette lettre à Maurice ; Maurice la lut, et un sombre nuage passa sur son visage ; il la rendit à Hélène, qui la déchira ; Maurice lui baisa presque froidement la main, et sortit.
Hélène avait cru ne pas devoir faire à Maurice un mystère de rien qui pût lui arriver, et, par un innocent orgueil, elle s’était laissé aller au plaisir de lui montrer ce qu’elle était heureuse de lui sacrifier ; elle était si fière de l’amour de son amant, qu’elle saisissait avec empressement l’occasion de lui montrer des sentimens qui pouvaient le justifier.
Mais ce que Maurice avait vu dans la lettre, ce n’était pas le désintéressement d’Hélène, qui, sans hésiter, rejetait les offres brillantes de Leyen pour une vie pauvre et incertaine avec lui ; ce n’était pas cette noble humilité qui ne croyait pas encore avoir assez fait pour se rendre digne de son amour et s’efforçait de le mériter.
Il n’avait vu là que le tutoiement familier de Leyen, et encore les souvenirs qu’il rappelait de cette chambre où Hélène avait donné et reçu des caresses à un autre et d’un autre que lui. Cette pensée lui inspirait des mouvemens de rage et de désespoir ; il passa le reste du jour seul, d’abord livré à des doutes et à des irrésolutions fatigantes, couché sur un canapé, et remplissant sa chambre de la fumée du tabac.
Mais peu à peu il s’accoutuma à cet état d’inertie et d’assoupissement qui fait voltiger autour de la tête des pensées légères, bizarres, que le moindre souffle chasse ou métamorphose comme les nuées de fumée, et lâche la bride à l’imagination qui, vagabonde, laisse là le corps engourdi, sans force pour la suivre ni la retenir, tel que l’oiseau qui, échappé de la cage, voltige à l’entour, et semble narguer l’oiseleur, stupéfait de sa fuite.
État délicieux, où le moi disparaît, où l’on assiste à sa propre vie, à ses sensations, à ses joies, à ses douleurs, comme à un spectacle, avec cette double paresse d’un spectateur bien assis.
Où l’on ne peut creuser une pensée triste, sans que, malgré vos efforts pour la retenir, elle vous échappe comme l’eau entre les doigts, et se change en une figure bouffonne, qui, dansant dans la fumée du tabac, vous rit au nez et vous force à rire.
Plusieurs heures s’écoulèrent rapidement, et Maurice commença à s’inquiéter en songeant que l’heure allait bientôt sonner où il devait aller dîner chez Hélène, où il faudrait rompre en se levant le charme extatique auquel il était livré.
— Ce serait volontiers, se dit-il, que je passerais ainsi ma vie, non-seulement celle-ci, mais la vie future.
Car voici ce qu’on nous promet pour cette vie future, ce qu’on promet du moins aux élus, à ceux qui ont renoncé à ces quelques joies qui brillent dans cette vie, pour se rendre dignes des joies ineffables de l’autre :
Voir Dieu face à face pendant une éternité, et entendre les concerts
Des anges,
Des archanges,
Des chérubins,
Des trônes,
Des puissances,
Des dominations,
Qui sonnent de la trompette.
Ne peut-il pas se faire que quelqu’un se trouve qui n’aime pas la trompette ?
Ou qui même, tolérant volontiers le son de la trompette, ne soit pas d’avis d’en jouir pendant toute une éternité ? sans révoquer en doute le talent des trônes et des dominations.
Car ce serait peut-être là le plus horrible supplice d’un enfer bien organisé de faire jouir toujours les damnés du même plaisir, quelque vif qu’il fût.
Tandis que celui que je goûte en ce moment prend toutes les formes, et n’en garde aucune assez longtemps pour qu’on puisse craindre de la revoir.
On a eu tort de faire un paradis absolu.
Il fallait faire un paradis relatif, où chacun eût l’espoir de trouver des délices convenables à sa nature, à son organisation, à ses goûts.
Aux uns, il faut l’espoir des houris de Mahomet,
Aux autres, la certitude de contempler des variétés de tulipes inconnues sur la terre.
Selon les gens, il faudrait promettre :
POUR TOUTE UNE ÉTERNITÉ,
Des pâtés de poissons bien supérieurs à ceux de la Poissonnerie anglaise ;
Des symphonies plus belles, s’il est possible, que celles de Beethoven ;
Des cravates mieux faites et mieux empesées que celles de Walker ;
Un nouveau sens qui ouvrît à l’intelligence et à la pensée un nouveau monde et un ordre de choses inconnu ;
Un vin de Champagne qui ne grisât pas :
Des huîtres fraîches au mois d’août ;
Les riantes et nobles sensations du premier amour toujours renouvelées et toujours les mêmes ;
Des dentelles plus belles que les dentelles de Malines ;
Un pied aussi petit que celui de madame Pauline Pell… ;
Des combats, du sang, des victoires et des couronnes ;
De hautes montagnes, où l’air pur inspire de nobles pensées, où l’esprit se dégage du corps comme d’un poids incommode, et prend son essor vers le ciel ;
Un billard plus élastique qu’un billard connu, avec un bleu divin, qui ferait faire de magnifiques effets de queue ;
Des infortunes à soulager, un concert de bénédictions des pauvres ;
Une rivière avec une eau admirable à regarder couler ;
Je laisse ici des lignes que chacun remplira selon son goût, pour ne pas commettre de passe-droit.
. . . . . . . . . . .
Pour ce qui est de l’enfer,
Il faudrait y mettre la même variété.
Ce qui est le paradis des uns serait l’enfer des autres.
Les choses les plus insipides peuvent être du goût de quelques-uns ; on a vu des gens se plaire à voir hurler le drame par monsieur Frédérick Lemaître ; aussi laisserons-nous chacun se faire un enfer à sa guise.
POUR TOUTE UNE ÉTERNITÉ :
. . . . . . . . . . .
Comme Maurice en était là de ses idées vagabondes, auxquelles on nous accusera peut-être d’avoir mêlé quelques-unes des nôtres,
L’horloge sonna; il compta les coups avec anxiété. Il avait encore une demi-heure.
— Je suis si bien couché, se dit-il ; il est bien ennuyeux de me lever ; de mettre une cravate et d’aller dans la rue.
S’il ne fallait pas me déranger pour appeler, j’enverrais dire à Hélène que je ne la verrai que ce soir.
On frappa à la porte.
— Entrez ! dit Maurice.
Un homme entra qui portait une lettre d’Hélène, et qui partit après l’avoir remise.
« Ne viens pas dîner aujourd’hui. Je suis un peu souffrante ; je ne te verrai que demain.
Je t’aime,
HÉLÈNE. »
Maurice d’un seul bond se leva.
— Qu’est-ce ? se dit-il ; pourquoi ne veut-elle pas me voir aujourd’hui ? Il y a quelque chose de mystérieux et d’inintelligible.
Hélène me tromperait-elle ?
Ah ! dit-il après un moment de silence, la pudeur d’une femme est comme la neige, il faut bien peu de chose pour altérer sa blancheur, et elle ne la recouvre jamais.
Malgré moi, malgré les preuves de l’amour d’Hélène, je serai toujours jaloux, jaloux du passé, jaloux de l’avenir. Hélène a été prostituée ; le parfum ne revient pas aux roses flétries.
Et Maurice qui, quelques minutes auparavant, ne désirait rien tant que de ne pas aller dîner chez elle, pour se livrer à la paresse, « la plus voluptueuse des passions, » s’habilla et sortit pour aller errer au hasard, étrangement agité et perplexe de l’accomplissement de son désir.