Maurice, après un séjour de quatre ans en France, était enfin revenu en Allemagne, où il avait trouvé Richard ; possesseur d’une place lucrative dans l’administration, et Fischerwald avec une assez belle clientèle.
Pour lui, il s’était efforcé de s’amuser en France, et il avait dépensé tout l’argent qu’il y avait gagné. À son retour, pour prix de ses services, on lui avait donné dans l’administration une place très-inférieure à celle qu’occupait Richard, mais qui lui rapportait de quoi vivre.
Richard et Fischerwald n’étaient pas changés plus que Maurice, et les trois amis avaient recommencé à vivre comme devant.
Personne ne put donner à Maurice des nouvelles d’Hélène ; on savait seulement que le comte Leyen était en Italie, et on n’avait pas entendu parler d’elle depuis le départ de son ancien amant. On les croyait ensemble.
Maurice allait quelquefois se promener dans le parc où il avait passé une soirée avec Hélène, la dernière fois qu’il était sorti avec elle.
On était à l’automne ; les feuilles des cerisiers étaient couleur de pourpre, les églantiers, les chèvrefeuilles, les aubépines étaient couverts de baies de différentes nuances de rouge.
Mais les occupations de Maurice ne lui permettaient pas d’aller à la chasse comme autrefois. — Richard et Fischerwald passaient leurs soirées à boire de la bière ;
Et le jardinier, dont il avait capté les bonnes grâces par quelques florins, lui permettait d’errer dans le parc et d’y respirer à son aise.
Plusieurs fois il avait revu de loin les deux jeunes filles, dont les robes blanches avaient autrefois glissé à ses yeux dans le feuillage, comme si elles eussent été deux dryades solitaires ; mais il les avait toujours évitées.
Un jour cependant, comme il était couché dans l’herbe, entre les saules bleuâtres qui bordent le petit étang, il fut tiré de sa rêverie par un cri ; il avança la tête, et vit les deux jeunes filles fort inquiètes et regardant dans l’eau.
Maurice se leva, et leur demanda le sujet de leur inquiétude.
— C’est ma montre, monsieur, dit la plus grande, c’est ma montre que j’ai laissée tomber dans l’étang ; c’était une montre donnée par mon père, monsieur, et deux grosses larmes roulèrent dans ses yeux.
— Mademoiselle, dit Maurice, je vais vous la rendre.
Habile plongeur, Maurice n’était retenu que par le désir de se débarrasser de ses habits ; mais la présence des jeunes filles l’en empêchait : il ôta seulement sa redingote, se fit indiquer la place où était tombée la montre, disparut sous l’eau, et, au bout d’une minute, reparut en tenant la montre par le cordon noir qui l’attachait. Quand il reparut, il trouva sur la rive un troisième personnage, c’était la mère des deux jeunes filles. Le bord de l’étang était escarpé. Maurice, malgré le secours qu’on lui donna, fut obligé de se rouler sur la terre délayée, et reparut dans un misérable état.
On le fit changer d’habits, et il retourna chez lui.
— Blanche, dit la plus jeune des deux filles, cet étranger s’est trouvé là fort à propos.
— Oui, reprit l’autre, je ne me serais jamais consolée de cette perte ; mais, ajouta-t-elle en riant, et dans ses beaux yeux bleus qui souriaient, on voyait encore briller une larme, — une chose nuit à ma reconnaissance, le héros de l’aventure est trop laid ; j’ai eu de la peine à retenir un éclat de rire quand je l’ai vu hors de l’étang, les cheveux pendans, les habits ruisselans et couverts de fange, et si gauche, si gêné dans ses mouvemens.
Cependant, à parler sérieusement, je voudrais le revoir pour le remercier.
Maurice qui s’était aperçu de l’impression que son aspect produisait, se disait en s’en allant : — L’esprit des femmes est ainsi fait ; soyez brave, grand, généreux, honnête, si vous pouvez, ce sont des qualités accessoires, quand vous ne les auriez pas, cela ne vous empêchera pas de réussir, pourvu que vous ne soyez pas ridicule ; mais si un seul instant vous êtes ridicule, vous êtes perdu.
J’ai eu tort ; il eût mieux valu les faire rougir que de les faire rire. J’ai eu tort de ne pas me déshabiller.
Je suis sûr, ajouta-t-il, que si une femme voyait son père disparaître dans un marais fétide, l’homme qui irait le chercher et reparaîtrait noir d’une boue infecte, inspirerait à la femme une vive reconnaissance, mais jamais d’amour ; il vaudrait mieux laisser étouffer le père, et se désoler sur le bord du marais en phrases sonores et poétiques.
Maurice raconta son aventure à ses amis. — La maîtresse de la montre est blonde, dit-il ; décidément, j’aime mieux les femmes blondes que les brunes : elles sont plus femmes, elles s’éloignent davantage de la ressemblance de l’homme. Les yeux noirs ont de la vivacité, mais une vivacité uniforme ; leur langage n’a que quelques mots expressifs, mais toujours les mêmes ; les yeux bleus disent tout et de mille manières différentes ; ils expriment jusqu’aux nuances les plus délicates et les plus difficiles à saisir.
Je compare les yeux noirs à un instrument qui, quelque mélodieux qu’il soit, a une gamme incomplète et ne peut donner les demi-tons.
Une chose bizarre, continua Maurice, c’est que, malgré ma prédilection réelle pour les yeux bleus, je me suis battu en France pour défendre les yeux bruns.
J’étais dans une maison où un officier tranchait sur tout avec un ton de supériorité fatigant ; je grillais de trouver un prétexte de le contredire ; mais ma conscience m’en empêchait : cet homme ne pouvait me blesser que par la forme, car le peu d’idées qu’il émettait s’accordaient assez bien avec les miennes. Impatienté de me voir réduit au silence, pour ne pas sembler ajuster ma manière de voir sur la sienne, je me déterminai à contredire le premier mot qu’il prononcerait, ce mot exprimât-il mon idée la plus chère et la plus vénérée.
Il parla d’une femme, et dit : — Elle a les plus beaux yeux bleus qu’on puisse voir.
— Moi, dis-je, je préfère les yeux noirs.
— Moi aussi, monsieur, me dit-il, ou, pour mieux dire, je préfère les yeux bleus et les yeux noirs; mais votre assertion m’étonne, et vous, Allemand, au moins par patriotisme, vous devriez aimer les yeux bleus, car dans votre pays de patates je ne me suis pas aperçu que l’on portât beaucoup d’yeux noirs.
— Monsieur, dis-je, piqué de l’avantage qu’il avait sur moi et de l’épithète qu’il donnait à l’Allemagne, nous ne sommes pas comme les Français, nous n’aimons pas notre pays parce qu’il produit des melons et des olives ; et nous ne plaçons pas le patriotisme dans de petites et ridicules prétentions. — La querelle s’échauffa, et nous nous battîmes le lendemain.
— Et, dit Richard, il va sans dire que tu reçus un coup d’épée ?
— Comme vous dites, ami Richard, parce que je n’ai jamais pu trouver le moment d’apprendre à tirer, quoique j’en sente l’utilité autant que personne, et que, si j’ai bonne mémoire, c’est mon opinion à ce sujet qui vous a fait acquérir un talent dont j’ai été la victime.
— Ne m’as-tu pas pardonné ? dit Richard.
— Moi, mon brave Richard, dit Maurice en lui tendant la main, je ne t’en ai pas voulu un seul instant ; les études que j’ai faites sur moi m’ont rendu indulgent ; je ne me crois pas le droit d’exiger que personne vaille mieux que moi.
— Ce qu’il y a de prodigieux dans ton histoire, interrompit Fischerwald, quod mirabile dictu est et vix credibile , c’est qu’à la fois admirateur des yeux bleus, tu t’es battu pour les yeux noirs, et aussi par amour de la patrie, pour lequel tu professes un si grand mépris.
— Oh ! dit Maurice, c’est une petite et ridicule chose que l’homme.