XXXVII DIEU ET LES HOMMES.

— Eh bien ! mon pauvre criminel, nous avons donc tué notre père ? — Que voulez-vous mon bon gendarme, chacun a ses petits défauts.

(***)

Le bon Dieu est toujours pour les plus gros escadrons.

(TURENNE.)

Les trois amis allumèrent leurs pipes, versèrent de la bière, et Maurice continua :

— Il n’y a rien, dit-il, d’égal à la petitesse de l’homme, si ce n’est sa vanité ; créé par le caprice de Dieu, l’une des plus petites entre les innombrables formes qu’affecte la matière, moindre dans l’univers créé qu’un grain de sable dans la mer, il a jugé à propos de se créer un Dieu, de lui imposer sa petite grandeur et ses petites passions, de le mêler à ses querelles, de lui prêter de la colère, et même de lui donner sa sotte figure, de l’envelopper de vêtemens roses et bleus. Il existe des discussions écrites où deux auteurs soutiennent deux opinions touchant la chevelure de Dieu : l’un, dont j’ai oublié le nom, prétend qu’elle est rousse ; l’autre, l’historien Josèphe, soutient qu’elle est couleur noisette.

Un athée, que l’on brûlait, cédant à la douleur de la flamme qui le dévorait, s’écria : « Ah ! mon Dieu ! » — « Vous avouez donc qu’il y a un Dieu ! dirent les bourreaux ; mais l’athée, du sein de la flamme et de la fumée, s’écria : « Façon de parler. »

Eh bien ! il y a moins d’impertinence envers la majesté divine dans cet athée que dans ses bourreaux. L’homme qui nie Dieu est un imbécile ; s’il avait contemplé une fleur ou une goutte d’eau, il n’aurait pas compris Dieu, il l’aurait senti, et il aurait courbé la tête. Au moins, par sa négation, il avoue qu’il est trop petit pour comprendre la grandeur de Dieu ; mais ceux qui prêtent leur secours à Dieu pour le faire respecter, ceux-là sont atrocement ridicules et insolens.

Ceux-là aussi sont insolens et ridicules qui pensent qui leurs hommages sont agréables à Dieu, et que leur encens sent bon pour lui. Mais le comble de la vanité humaine, le plus haut point de bouffonnerie où l’homme puisse atteindre, c’est quand il craint d’offenser Dieu ; c’est quand il croit l’avoir offensé et en témoigne les regrets.

Lui, qui ne peut anéantir ni une goutte d’eau, ni un grain de poussière, lui, toujours enfermé dans les mêmes passions, dans les mêmes joies, les mêmes douleurs, lui qui passe sa vie à rire chaque jour de ce qu’il a fait la veille et de ce qu’il fera le lendemain…

Ô homme ! mon pauvre ami, avec quelles armes penses-tu blesser Dieu, et quelle est donc sa partie vulnérable ?

Ô homme ! Dieu est tout ce qui est : Dieu est la mer, le ciel et les étoiles ; Dieu est la terre et l’herbe qui la couvre ; Dieu est les forêts et le feu qui dévore les forêts ; Dieu est à la fois les arbres qui semblent mourir de vieillesse, et les jeunes rejetons fécondés par la pourriture des vieux arbres ; Dieu est l’amour qui rend les tigres caressans, et qui force les papillons à se poursuivre dans les luzernes. Dieu est cette poussière féconde qui, des étamines du palmier mâle, est portée par le vent sur les fleurs du palmier femelle, qui s’épanouissent pour la recevoir ; Dieu est en même temps et ces deux palmiers, et le vent qui secoue leur poussière, et les fruits qu’ils produisent. Dieu est les hommes qui pourrissent dans la terre et les violettes qui tirent leurs couleurs et leurs parfums de la pourriture des hommes. Dieu est les hautes montagnes et les insectes microscopiques.

Et toi qui, je le répète, ne peux anéantir un grain de poussière, tu crois offenser Dieu !

Pauvre petite créature ! tu me sembles ce fou qui étouffait, parce qu’il craignait de renverser les maisons par son haleine ; ou cet autre qui refusait de débarrasser sa vessie, dans la crainte de submerger le monde.

Tu crois offenser Dieu !… mais regarde celui qui, selon toi, a le plus offensé Dieu. Le soleil cesse-t-il de caresser son front ? Les parfums des fleurs deviennent-ils fétides pour lui ? L’eau des fleuves recule-t-elle devant ses lèvres sèches ? Les fruits deviennent-ils de la cendre dans sa bouche ? La terre se dérobe-t-elle, l’herbe jaunit-elle sous ses pieds ?

Non, que je sache.

Dieu t’a jeté dans la vie, et t’a renfermé dans des limites infranchissables. — Ta chaîne te permet de cueillir quelques fleurs et de te piquer les doigts à leurs épines, à droite et à gauche. — Mais il ne t’en faut pas moins parcourir la même route que ceux qui t’ont précédé et ceux qui te suivront. Il te faut mettre tes pieds dans l’empreinte de leurs pieds, — et Dieu s’occupe peu de tes joies, de tes douleurs et de tes insultes.

Il y a longtemps, quand j’étais enfant, j’ai vu se noyer un homme. Quatre fois il reparut sur l’eau, avec d’horribles convulsions ; les yeux hors de la tête, les dents entrées les unes dans les autres. Il disparut enfin sous une touffe de nénuphars et de fraisiers d’eau.

Tandis que le malheureux expirait sous leurs feuilles, dans d’affreuses tortures, le soleil dorait les fleurs blanches des fraisiers, dans lesquelles les mouches venaient s’enfoncer en bourdonnant. Le soleil n’était pas moins vif, les fleurs pas moins parfumées.

Cette indifférence de la nature m’a frappé, et m’a éclairé.

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