XXXVIII

Les désirs sont la richesse du pauvre, et ne ruinent que les riches.

Maurice était allé faire une visite aux propriétaires du parc. Il avait été parfaitement reçu et invité à se promener aussi si souvent qu’il le jugerait convenable.

Depuis ce jour, il le jugeait convenable très-fréquemment ; il y passait tous les instans dont il pouvait disposer.

La solitude où vivaient les deux jeunes filles leur rendait la présence de Maurice agréable ; en outre, quand il ne sortait pas de l’eau, il avait une belle et noble figure. Sa conversation, quelquefois un peu trop profonde pour plaire à toutes les femmes, était néanmoins le plus souvent spirituelle et attachante par l’exaltation à laquelle il se laissait aller.

Les deux jeunes filles sont belles. Pauline, la plus jeune, a les cheveux et les yeux noirs ; plus grande que sa sœur, elle a en elle quelque chose de majestueux et d’imposant, toutes ses formes sont plus prononcées ; sa voix est pleine et sonore. Elle aime à monter à cheval et à chasser à travers les bois. Si, dans la promenade, il se rencontre un ruisseau, elle l’a franchi avant qu’on ait pu lui donner la main. Dans d’autres momens sa démarche et ses yeux prennent de la langueur ; ses regards incisifs se voilent. Aussi ignorante que sa sœur, on voit cependant qu’elle soupçonne le plaisir. — Aimée d’un homme inquiet et entreprenant, elle partagerait l’ambition, les dangers et la gloire de son amant.

Pauline est une femme pour vous suivre dans la vie réelle et positive, ou plutôt pour y marcher avec vous du même pas, quelque mauvais et difficiles que soient les chemins. — Pauline, amante, vous suivrait et vous enivrerait de voluptés partagées dans les bois pleins de ronces, — sur un grabat, dans la plus mauvaise mansarde, sur le sable aride du désert et sur les roches aiguës et couvertes de neige. — Pauline oublierait le froid, la fatigue, la soif et la faim, sous les baisers de son amant, et ses baisers à elle les lui feraient oublier.

Pauline a à donner, de plaisirs et de bonheur, tout ce que la nature en a fait pour l’homme.

Blanche, l’aînée, a de longs cheveux blonds qui retombent sur son cou en boucles ondoyantes ; ses yeux, d’un bleu céleste, ont un regard lent et doucement pénétrant ; elle est petite, son corps est frêle et voluptueusement abandonné ; sa démarche cependant est si légère qu’on n’entend pas ses pieds dans l’herbe : — quand elle marche, on dirait un oiseau, qui, d’un instant à l’autre, va ouvrir les ailes et s’envoler. — Si, près d’elle, une idée de plaisir physique se glissait dans les sentimens qu’elle inspire, on la rejetterait comme un sacrilége ; on craindrait de profaner cette angélique figure ; on n’oserait lui laisser entrevoir une telle pensée, qu’elle semble ne devoir jamais ni partager ni comprendre ; on craindrait de gâter le bonheur qu’on éprouve soi-même, — car elle semble ne pas appartenir à la nature physique ; on dirait une fée, une riante fiction, une de ces formes fantastiques que prend la fumée et que votre haleine détruit ; il ne faut presque aucun effort à l’imagination pour lui supposer des ailes bleuâtres et une lumineuse auréole autour du front. — On serait désagréablement surpris de la voir manger.

Il n’entre rien dans son cœur ni dans sa tête qui ne soit exclusivement féminin. — Faible et peureuse, dans toutes les actions de sa vie, elle a besoin de secours et d’appui ; elle n’a de force que ce qu’il en faut pour danser ; elle n’a d’âme que ce qu’il en faut pour aimer ; la gloire, l’ambition, ne lui sont rien. — Nonchalante, elle semble faite pour dormir, enfoncée dans un lit de roses, et vivre de musique et de parfums.

Forcé de donner une partie de ses jours aux soins de la vie positive, — comme le pilote qui jette à la mer la plus grande partie de sa cargaison pour sauver le reste, — le poète trouverait près de Blanche l’oubli de la vie réelle. Il vivrait de cette vie idéale et poétique qui n’est pas faite pour l’homme, et dont son âme exaltée dérobe le secret à la nature avare.

Blanche serait pour lui cette femme qu’il a rêvée, et dont l’image ne lui a fait trouver que désappointement et dégoût dans les bras des femmes et au sein des plus vifs plaisirs, — parce qu’il a entrevu un bonheur qui est au delà de la vie, terre promise qu’il voit de loin, mais sur laquelle il ne mettra pas le pied.

Mais il faut que Blanche, dans un asile reculé, tendu de pourpre, soit entourée de fleurs et de parfums qui semblent s’exhaler d’elle ; il faut que ses pieds ne touchent jamais le pavé des rues et ne marchent que sur de riches tapis ou sur les gazons fleuris. Il faut qu’on n’entende près d’elle aucun son, même lointain, qui puisse rappeler la vie prosaïque ; on ne doit entendre que le frôlement de la robe de gaze, les sons de sa harpe ou de sa voix, plus douce encore et plus mélodieuse. — Et, si elle s’abandonne dans vos bras, il faut qu’une douce résistance, toujours renouvelée, mêle à vos plaisirs comme un sentiment de profanation et de sacrilége ; — il faut que la nuit les couvre de ses ombres, et que votre maîtresse meure dans vos étreintes, sans ces manifestations d’ardeur et de jouissance qui feraient le charme d’une autre femme. Blanche doit être une divinité qui se laisse offrir un encens trop grossier pour elle ; elle ne doit jamais s’abandonner entièrement, elle doit vous laisser toujours quelque chose à désirer, pour ne pas perdre le charme mystérieux qui l’entoure.

Exalté et poétique comme il l’était souvent, et aussi aventureux et hardi, Maurice avait en lui de quoi charmer l’une ou l’autre des deux jeunes filles.

Mais il ne décida pas assez promptement à faire un choix.

Et le ton amical qu’elles étaient venues à prendre avec lui donnait à leur liaison quelque chose de presque fraternel.

Il n’y a rien d’embarrassant comme d’être trop familier avec une femme dont on est amoureux ; on perd tous ces indices inintelligibles pour les autres et si importans pour un amant : vous ne pouvez comprendre ni vous faire comprendre ; un serrement de main n’a plus aucun sens ; si vous voulez même, on vous laissera donner un baiser ; vous avez le droit de presser le bras sans que l’on y fasse attention ; on ne se donne pas la peine de vous craindre ; vos regards ne troublent ni n’embarrassent.

Pour faire comprendre que vous êtes amoureux, il ne faut plus seulement faire naître un sentiment, il faut en détruire un pour en mettre un autre à la place. — Il faut dire ouvertement : Je vous aime ; et peut-être faudra-t-il ajouter : Je vous aime d’amour.

L’ami d’une femme peut, à la faveur d’un moment et d’une occasion, devenir son amant ; mais l’homme qu’elle n’a jamais vu a mille fois plus de chances favorables que lui pour réussir.

L’amour d’un inconnu trouble, surprend, enivre ; celui d’un ami est comme le feu dont on s’approche par degrés ; il peut échauffer, il ne brûle pas.

Il y a toujours dans l’amour beaucoup d’illusion et de curiosité : quand on a exprimé le jus d’un limon, que ce soit dans un limonade ou pour s’en laver les mains, on jette également l’écorce.

Il en est de même de l’homme que l’on a connu et aimé, —comme amant ou comme ami. Il n’y a plus rien de nouveau en lui, — et d’ailleurs on le voit tel qu’il est.

Car l’amour, d’ordinaire, ne dure que jusqu’au moment où il allait devenir raisonnable et fondé sur quelque chose.

C’était là des mystères que Maurice, qui avait étudié les femmes avec amour, ne pouvait ignorer ; mais le profond théoriste ne brillait pas dans la pratique ; cependant c’était un garçon qui gagnait beaucoup à être connu, et s’il se fût prononcé pour Blanche ou pour Pauline, il est probable qu’il eût réussi.

Il s’en aperçut, et allait se décider pour Blanche, quand arriva ce que nous ne tarderons pas à raconter.

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