XLV Deux amis mortels

— Décidément, dit Maurice ; je suis bien lâche et bien veule de rester ainsi à la ville, moi qui ne vis qu’à la campagne ; de marcher sur une terre que l’on cuirasse de grès, dans la crainte qu’elle ne s’avise de produire quelque brin d’herbe, moi qui préfère au plus moelleux tapis un long gazon vert.

Je dors et je vis dans une maison de pierre, et pourtant il n’est rien de si beau pour moi que ces tentes mobiles que forment sur la tête les châtaigniers touffus, les sycomores au feuillage rougeâtre et découpé comme la vigne, les tilleuls aux formes transparentes, les ormes aux feuilles étroites et d’un vert sombre.

Je me laisse entraîner aux théâtres et aux réunions, où je dors et m’ennuie, tandis que les champs m’offrent une multitude de plaisirs variés et sans cesse renaissans :

Ces fleurs, qui, sortant toutes de la même terre, prennent des couleurs différentes, et exhalent différens parfums ;— ces insectes, qui vivent sur les fleurs, sont nés avec elles — et mourront avec elles, au premier souffle des vents froids de l’hiver, qui balaient, en tourbillonnant, les dernières feuilles des arbres dépouillés, et emportent à la fois les graines et les œufs qui doivent reproduire les fleurs et les papillons.

— C’est pourquoi, dit Richard, il m’est venu une idée.

— Ami Richard, reprit Maurice, je me défie beaucoup de vos idées : — de trois idées que je me souviens vous avoir vues, l’antépénultième m’a fait passer une soirée entière dans une caverne de musiciens qui jouaient faux ; — l’avant-dernière a failli me faire rompre le cou dans des chemins que vous prétendiez connaître et la dernière m’a fait perdre deux heures à vous l’entendre laborieusement développer, sans y pouvoir rien comprendre, sinon que vous ne la compreniez pas plus que moi.

— Je suis blasé sur tes impertinences, elles roulent sur mon esprit comme la pluie sur un manteau de toile cirée. Voici mon idée : demain, il se fait, la nuit, une charmante promenade sur la rivière : il y aura deux dames, le comte Leyen, Fischerwald et moi ; c’est, il me semble, une société quelque peu séduisante, et il dépend de toi d’y joindre ta personne et les agrémens de ton esprit.

— Le comte Leyen, se dit Maurice, l’une des deux dames est Hélène. — Il ouvrit la bouche pour le demander, mais il lui sembla voir déjà le sourire de Richard ; il hésita, puis se décida à le demander, avec un air de grande négligence. — Le comte Leyen, dit-il, accompagne-t-il… il allait dire : Sa maîtresse, cette idée lui fit mal, il se reprit et dit : Mademoiselle Hélène ?

— La maîtresse du comte y sera, dit Richard, l’autre dame est son amie, et je suis fort amoureux d’elle.

— Tu la connais ?

— Je ne l’ai jamais vue.

— Tu es fou.

— C’est possible, car en ce moment je me sers de ta sagesse.

— Ah !

— C’est toi qui m’as dit : « L’amour, dépouillé des riches couleurs que lui prête l’imagination, n’est qu’un plaisir que l’on ne peut prendre qu’à deux, — comme une partie d’échecs ou de dominos. Il serait sage, peut-être, de ne demander aux femmes que des plaisirs ; » c’est ce que je fais. Viendras-tu ?

— Tout ce monde me gâtera ma nuit, mes arbres, mon vent dans le feuillage ; car c’est là surtout le grand charme de la nuit, que toute cette voûte étoilée, cette eau qui roule en murmurant, ce rossignol qui chante, ces lucioles qui luisent dans l’herbe comme des étoiles au ciel, ces arbres qui frémissent harmonieusement, ces grenouilles qui coassent dans les joncs ; on a cela sans partage pour soi tout seul, tandis que les autres hommes, par leur sommeil, vous laissent leur part. On est roi du monde, le monde n’existe que pour le poète qui veille ; pour lui, la lune monte derrière les peupliers et se mire dans l’eau ; pour lui, le vent emporte les parfums plus concentrés du chèvrefeuille et des églantines : ou plutôt il s’identifie à cette grande harmonie de la nature, son âme se mêle au frémissement des feuilles, et aux parfums, et au vent, et au chant des oiseaux. Il vit de toutes ces vies. Il est l’âme du monde : il est Dieu !

— Viendras-tu ?

— J’irai.

On se réunit vers la fin du jour. Leyen reçut avec de grandes prévenances Maurice, dont on lui avait parlé avantageusement.

Hélène laissa errer sur ses lèvres un sourire amical.

Quand on fut arrivé au bateau, la dame qui accompagnait Hélène hésita beaucoup, alléguant une invincible crainte de l’eau. Chacun s’efforça de lui donner du courage, à l’exception de Maurice, qui vit dans cette terreur une grande affectation, d’autant que le but de la promenade était connu dès la veille, et que cette dame, si ses craintes n’eussent été nulles, était parfaitement libre de s’en dispenser. Richard, fort mauvais nageur, assura la belle effrayée qu’en cas d’accident, il répondait de ses jours précieux. Maurice, qui nageait très bien, se contenta de sourire.

Hélène vit ce sourire et le comprit : les moindres mouvemens de Maurice avaient pour elle un intérêt auquel elle ne cherchait pas à se dérober. Les paroles consolantes de Maurice, lors de leur première entrevue, était restées sur son cœur. Salie par le vice, elle était fière de cette approbation d’un honnête homme, de cette sorte d’affinité qui s’était établie entre elle et lui ; elle ressentait un certain orgueil, quand, sur sa physionomie mobile, elle pouvait saisir au passage une pensée qu’il ne communiquait pas aux autres, et dont elle s’emparait pour elle seule.

Maurice aussi, quoiqu’il se livrât de moins bonne grâce à l’influence qu’elle exerçait sur lui, cherchait dans les moindres paroles d’Hélène un sens caché pour les autres et intelligible pour lui seul. Il ressentait un secret mécontentement quand elle parlait sans tourner les yeux de son côté. Il lui semblait déjà avoir des droits sur elle, sur ses pensées, sur son âme. Il ne s’avouait pas qu’il l’aimait, mais il lui semblait qu’il avait à son amour des droits qu’on ne pouvait lui disputer sans injustice. Une parole d’Hélène qui ne lui était pas, adressée, un regard qui ne cherchait pas son regard, lui faisaient éprouver une sensation pénible et un sentiment haineux. Pauvre raisonneur, qui ne comprenait pas que ces droits qu’il croyait avoir, il les avait en effet, mais qu’il les achetait par son amour pour Hélène.

On glissa le long de la rive, Richard s’était emparé de Gabrielle, et causait avec elle comme s’il eût été dans un salon ; Leyen, pendant quelques instans, céda à l’influence de la nuit et de l’eau, puis s’ennuya et se mit à écouter Fischerwald, non pour s’ennuyer moins, mais pour changer d’ennui. Maurice et Hélène restèrent silencieux ; mais, si quelque accident de lumière, si quelque arbre balançant son feuillage noir jusqu’au ciel, et paraissant porter les étoiles comme des fruits d’or, attiraient leur attention, leurs regards se rencontraient pour se communiquer leurs sensations, et un frémissement simultané leur courait par tout le corps.

Il ne leur fut pas longtemps possible de se laisser aller aux impressions de la nuit et de ses mystérieuses harmonies. Fischerwald, Richard et Gabrielle parlaient haut. Richard pria Gabrielle de chanter. Après avoir longtemps résisté, elle chanta la romance la plus nouvelle et la plus à la mode.

Il y a telle musique qui plaît dans un salon et qui est insupportable la nuit, sous la feuillée. Gabrielle, qui n’avait songé qu’à faire briller une assez jolie voix, acheva de désenchanter la promenade. Hélène refusa de chanter.

— N’aurait-elle pas une belle voix ? se dit Maurice ; ce serait une ridicule injustice de la nature, car au moins elle mettrait de l’âme dans son chant ; mais un regard d’Hélène lui fit comprendre que le chant était pour elle, comme pour lui, une langue sacrée qu’on ne parle pas devant les profanes.

— Je suis, dit Fischerwald, un homme fort original. Voici que je laisse, depuis notre départ, traîner dans l’eau les pans de mon habit. Entre autres singularités qui me caractérisent, je n’ai jamais pu m’occuper de toilette. J’ai, à ce sujet, d’insupportables distractions. Il n’y a pas quinze jours, mon ami Maurice peut dire si c’est la vérité, je suis sorti d’une maison oubliant mon chapeau,

Frigido sub Jove.

Avant-hier, j’avais mis un de mes bas à l’envers ; et ce matin même, après avoir bu un verre d’eau sucrée, j’ai mis le verre à côté de la table, et le reste de l’eau est tombé sur moi.

Gabrielle assura que tous les hommes de génie étaient sujets à de semblables distractions, et que tous les gens d’esprit qu’elle connaissait mettaient leurs bas à l’envers.

Cependant Fischerwald s’occupait, avec toute l’attention dont il était capable, de tordre les pans de son habit pour en exprimer l’eau, et de les essuyer avec un mouchoir, bien dans le sens du drap, pour ne pas le délustrer.

Richard prit à son tour la parole :

— « Je suis, dit-il, bien veule et bien lâche, de rester à la ville, moi qui ne vis qu’à la campagne ; de demeurer dans des maisons de pierre, moi qui préfère aux plus riches palais les tentes mobiles que forment sur la tête les touffes de châtaigniers, les sycomores au feuillage découpé et rougeâtre comme celui de la vigne, et les ormes à la verdure étroite et sombre.

Je ne puis réellement comprendre comment je me résigne à marcher sur une terre que l’on cuirasse de grès, dans la crainte qu’elle ne s’avise de produire quelques brins d’herbe, quand les plus riches tapis ne sont rien pour moi auprès d’un long et épais gazon vert ; quand tout, aux champs, occupe et charme mon esprit, quand je passe des journées entières à contempler ces fleurs qui, sortant de la même terre, se parent de diverses couleurs, et exhalent différens parfums ; et ces insectes qui naissent, vivent et meurent avec elles, au premier souffle du vent froid qui balaie en tourbillonnant les feuilles jaunies des arbres dépouillés, et emporte à la fois les graines des fleurs et les œufs des papillons. »

Maurice regardait Richard avec stupéfaction. — Voilà, se disait-il, une prodigieuse mémoire.

Richard continua :

— « Ce qui peut expliquer le charme de la nuit, c’est que la nature semble appartenir tout entière à l’homme qui veille pendant que les autres, livrés au sommeil, semblent lui abandonner leur part ; c’est qu’il jouit sans partage des sensations qui, le jour, sont divisées entre tous les hommes ; c’est que, pour lui seul, les étoiles brillent au ciel ; pour lui seul brillent dans l’herbe les lucioles semblables aux étoiles ; pour lui seul la lune monte, mystérieuse, derrière les peupliers : il est le roi du monde.

Bien plus, l’homme alors s’identifie à la nature. Il vit de la vie des arbres, du vent et du chèvrefeuille ; il rassemble en lui-même toutes ces existences : il est Dieu ! »

Tout le monde s’ennuyait, on s’arrêta. Maurice, Richard et Fischerwald prirent congé de Leyen et des deux dames.

Quand les trois amis furent seuls : — Bonsoir, dit Maurice, je vais maintenant commencer ma promenade.

— Je suis original, dit Fischerwald, mais réellement je ne pousse pas encore la bizarrerie aussi loin que toi.

Richard, qui avait ses raisons pour ne pas se trouver avec Maurice, lui souhaita le bonsoir, et partit avec Fischerwald.

Maurice, presque involontairement, se dirigea du côté de la maison, de Leyen ; bientôt il l’aperçut avec Hélène et Gabrielle, comme trois ombres ; car la lune, qui était à son dernier quartier, n’était pas encore levée. Son cœur battait comme s’il eût fait une mauvaise action ; il lui semblait distinguer le frôlement de la robe d’Hélène de celui de la robe de sa compagne, et reconnaître le bruit de ses pas, et il frissonnait.

Un petit bouquet de bois à traverser lui permît de s’approcher davantage ; Leyen avait peine à étouffer ses bâillemens, on n’entendait que Gabrielle.

— Ce médecin est un original très amusant, disait-elle ; l’autre a de l’âme et sent vivement ; as-tu entendu avec quel entraînement et quelle poésie il nous a parlé des champs et de la nuit ? Il y aurait du bonheur à être aimée d’un homme qui sent ainsi.

Pour le troisième, s’il y a quelque chose au dedans de lui, il a la peau bien épaisse, car rien ne paraît au dehors.

Maurice fit un geste de dépit, non qu’il tint beaucoup à l’opinion de Gabrielle, mais il craignait qu’elle n’exerçât quelque influence sur Hélène, d’autant qu’Hélène, par son silence semblait partager l’opinion de sa compagne.

Leyen entendit du bruit dans les feuilles.

— Qui va là ? cria-t-il.

On ne répondit pas. Maurice était parti.

— Ce n’est rien dit Hélène, c’est le vent.

Et son cœur battait. — Il y a des momens dans la vie ou l’on se devine si bien.

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