XLVI Deux ombres

— Allons, dit Maurice en sortant du bois, il n’y a pas moyen d’aimer les femmes ; il n’y a rien dans ces âmes-là ; elles ne voient qu’avec les yeux, elles n’entendent qu’avec les oreilles ; le cœur ne voit ni n’entend ; — voici deux femmes : toutes deux belles et spirituelles, c’est-à-dire, réunissant les qualités les plus désirables : pas une des deux n’a compris mon silence, ni le bavardage de Fischerwald et de Richard.

Fischerwald, avec ses idées communes et rebattues, ses trivialités et ses pensées traduites avec le texte en regard, est pris au mot quand il s’annonce original.

Richard décrivant, avec les paroles dont je me suis servi ce matin, un spectacle qu’on a sous les yeux, — comme ces peintres qui mettent au bas d’un tableau de fleurs : iris, pivoine et acacia, se défiant, ou de la fidélité de leur imitation, ou de l’intelligence de leurs spectateurs, — passe pour un homme qui sent vivement et poétiquement.

Pas une de ces deux femmes n’a compris qu’on ne décrit qu’après la sensation, qu’on ne peint l’amour que lorsqu’on n’aime plus. — Richard avait raison quand il me rappelait mes paroles :

« Il ne faut demander aux femmes que du plaisir. »

Je suis fâché de n’avoir pas donné ma lettre à Hélène.

Il faut dire qu’au moment d’arriver au bateau, Maurice avait mis dans la poche de son gilet la lettre qu’il avait écrite pour Hélène, pliée très petite, pour pouvoir plus facilement la lui glisser dans la main, mais à la vue d’Hélène, au son de sa voix, il avait compris combien sa lettre était ridicule, et il l’avait, sans qu’on s’en aperçût, froissée et enfouie dans une autre poche.

Sans s’en apercevoir, et par un détour, il était arrivé au pied de la maison ; il y avait de la lumière dans la chambre d’Hélène, il y porta les yeux, il aperçut deux ombres sur le rideau blanc.

— Non, non, dit-il, elle comme les autres ! ni âme ni poésie ; elle est là, avec lui.

Il s’en alla à grands pas. Au moment de perdre la maison de vue, il se détourna et regarda :

— Encore les deux ombres !

Il fit un pas et s’appuya contre un tronc d’arbre.

— Je suis fatigué, se dit-il, autant reprendre haleine ici qu’ailleurs.

Il resta les yeux fixés sur le rideau, puis la lumière disparut : il regarda aux fenêtres pour voir si la lumière passait, et si une des deux personnes avait quitté la chambre. — Il attendit longtemps : ou pouvait être passé dans une pièce au fond.

La lumière ne reparut pas.

— Il est évident que les deux personnes dont j’ai vu les ombres sont couchées dans cette chambre.

Pas d’âme ! répéta-t-il ; — après cette soirée, elle eût voulu être seule, elle n’eût pas consenti à passer la nuit dans ses bras.

— Je partirai demain matin.

Il se rappela qu’il avait affaire à cinquante lieues de là, pour un procès dont dépendait une partie du peu de bien que son père avait à lui laisser, et qu’il avait toujours négligé d’y aller, depuis un mois que sa présence était nécessaire.

Le matin, il alla trouver Richard.

— Je vais à M***.

— Pour quoi faire ? dit Richard.

— Pour mon procès.

— Alors, rapporte-moi deux lignes à pêcher : c’est le seul endroit où on sache les faire.

— Adieu.

— N’oublie pas mes lignes.

Comme il partait, Richard le rappela :

— Tu es fou, lui dit-il, tu pars et tu as loué un appartement vis-à-vis des fenêtres d’Hélène, lequel doit être prêt aujourd’hui même.

— Je ne m’occupe plus de cette femme, dit Maurice.

— Eh bien ! moi je m’en occuperai ; prête-moi l’appartement.

Ici Maurice fut désagréablement impressionné. — Il voulait bien renoncer à Hélène, mais il ne voulait pas que Richard la possédât.

Néanmoins, comme il craignait que celui-ci ne le mît encore en contradiction avec lui-même, en lui rappelant les excellentes raisons qu’il lui avait données pour n’aimer qu’une femme vierge,

Il lui dit :

— Volontiers, je vais t’envoyer la clef.

— N’oublie pas mes lignes, répéta Richard.

— Ne crains rien, répondit Maurice.

Mais il eut soin d’oublier d’envoyer la clef.

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