Ne courez pas deux lièvres à la fois.
(La Sagesse des nations.)
Il faut avoir deux cordes à son arc.
(La même Sagesse.)
Maurice raconta à Richard sa rencontre avec Hélène.
— Tu es pris, dit Richard, et d’une façon d’autant plus remarquable que tu aimes une prostituée. Toi, qui me disais il n’y a pas longtemps : Je ne comprends l’amour que pour une femme vierge.
Quoique Maurice dût être un peu accoutumé à ses inconséquences, il se trouva honteux de celle-ci, et tant pour lui-même que pour Richard, s’efforça de traiter légèrement un sujet qui l’intéressait plus qu’il ne le voulait.
— Non, dit-il ; cette fille est belle, et son âme n’est pas moins belle que son corps ; mais je le répète : Je ne comprends l’amour que pour une femme vierge. Aussi ne pensé-je nullement à lui donner ma vie, et à lui demander du bonheur. Je lui consacrerai quelques jours, et je ne lui demanderai que des plaisirs.
Il faut que je lui écrive.
— Déjà ?
— Fischerwald m’assure qu’elle est fort occupée de moi.
Maurice prit une plume et du papier, et tomba dans une profonde rêverie.
— Ami Maurice, dit Richard, le plaisir n’est pas habituellement si grave, et tu es étrangement préoccupé.
— Nullement, dit Maurice, qui par hasard, ce jour là, avait mis dans sa tête d’être ou de paraître conséquent.
Et pour le prouver, tout en écrivant sa lettre à Hélène, il continua sa conversation avec Richard.
— Il y a quelques jours, dit-il, j’ai trouvé Abel Saldorf fort occupé ; il avait à la fois chez lui un maître d’escrime et un professeur de langue française. Quand j’arrivai, il prenait sa leçon d’escrime ; je m’assis, pensant qu’il s’arrêterait bientôt, d’autant que la sueur ruisselait sur lui.
Ici Maurice s’arrêta et écrivit la première phrase d’une lettre banale, et d’une légèreté qui ne lui convenait guère :
« Mademoiselle,
Il dépend de vous que le jour où je vous ai rencontrée soit le plus heureux ou le plus malheureux de ma vie. »
Puis il continua :
— En effet, il ne tarda pas à tomber accablé sur les coussins d’un canapé ; je m’approchai de lui, et j’attendais qu’il eût repris haleine pour causer avec lui. Mais alors le maître de langue s’approcha, qui commença sa leçon. Je pris un livre, un peu surpris de cette manière d’agir, mais cependant, l’attribuant à la liberté que j’exige que mes amis gardent avec moi, pour avoir le droit de la prendre avec eux. Le maître de langue s’arrêta. Abel se leva, remit son masque, et la leçon d’armes recommença.
« L’impression que vous avez produite sur moi est telle qu’il faudrait pour la peindre, etc., etc. »
Après un quart d’heure, on apporta le déjeuner. Je pensai alors que les deux professeurs allaient partir. Mais il y avait quatre couverts, et ils se mirent à table avec nous.
Quoiqu’il ne soit guère d’usage, de garder à déjeuner son maître d’escrime et son maître de langue, qui probablement ont autre chose à faire, et d’ailleurs ne peuvent déjeuner chez tous leurs élèves, je n’y fis guère d’attention que parce que le maître de langue et Abel, pendant tout le temps du déjeuner, ne cessèrent de parler français, chacun de son mieux, tandis que le maître d’escrime jetait de temps en temps quelques préceptes de son art, entre deux bouchées.
Comme j’avais grand appétit, je pris le parti de ne pas dire un mot, et de ne m’occuper que de nourrir mon misérable corps, comme disent les sages, quand ils n’ont pas de quoi dîner.
Je mangeais encore, quand on enleva la table ; et tour à tour, recommencèrent la leçon d’escrime et la leçon de langue française.
Je me crus victime d’une mystification. — D’où vient, dis-je à Abel, ce goût subit pour l’exercice et l’étude ?
« Si j’étais assez heureux, etc., etc.
Ce serait avec un ravissement inexprimable que je mettrais à vos pieds, etc., etc. »
— Depuis deux jours, me répondit Abel, ces messieurs ne me quittent pas : ils mangent et ils dorment ici. Je n’ai plus que cinq jours à prendre leurs leçons, et il faut que j’en profite.
Je crus qu’il voulait faire un voyage. Je lui manifestai mon étonnement de l’emploi qu’il faisait des derniers instans qu’il avait à passer avec nous ; je lui fis également observer qu’il trouverait partout des maîtres d’escrime et des maîtres de langue française.
Il sourit et me dit : — Je n’ai aucune intention de voyager, et voici ce qui m’arrive :
« Non, vous ne repousserez pas inhumainement un amour que vous savez si bien inspirer. Vous ne réduirez pas au désespoir un homme qui, etc., etc. »
— Je me suis trouvé, continua Abel, il y a trois jours, à souper dans une maison où se trouvait également le baron de Solm, jeune homme assez impertinent, et fort bien vu de l’électeur qui le protége en toute occasion.
Tu sais que je suis naturellement peu bruyant dans un cercle, et que je n’aime pas à occuper les autres de moi. Le baron prit mon silence pour de la timidité, et ma modestie pour la conscience de ma sottise. Aussi lui échappa-t-il à mon égard quelques-unes de ces quasi impertinences, qui font d’autant plus de mal qu’elles ne sont pas assez marquées pour qu’on puisse les relever sans paraître un esprit difficile et querelleur. Je me contins le plus qu’il me fût possible, tout en adressant tout bas des vœux fervens à tous les saints du paradis pour qu’ils inspirassent à monsieur le baron la pensée d’être impertinent tout-à-fait.
« Ne me laissez pas languir dans la plus cruelle incertitude. Répondez-moi, si ce n’est pas par amour, etc., etc. »
J’eus à me louer de l’intervention du ciel. Monsieur le baron, encouragé par mon calme, donna dans le piége et se laissa aller à une bonne impertinence.
— Monsieur le baron, lui dis-je à l’oreille, vous êtes un sot ; êtes-vous aussi un lâche ?
— Monsieur, me répondit-il un peu étonné, je vous mettrai volontiers à même de vous en assurer.
— Je doute, répondis-je, que ce soit aussi pleinement que de votre sottise.
Il m’entraîna dans l’embrasure d’une croisée, et me dit :
— J’ai une affaire à terminer dans une semaine. À pareil jour, soyez à sept heures du matin derrière les murs du parc ; mon arme est l’épée.
— Depuis ce temps, on m’a fait avertir de deux choses, continua Abel :
La première que le baron manie parfaitement l’épée ;
La Seconde, que si, contre toute probabilité, il m’arrive de le tuer, l’électeur poursuivra le meurtrier avec persévérance.
C’est pourquoi j’apprends l’escrime, pour tuer mon homme, s’il est possible, et le français, pour trouver à qui parler si je suis forcé de prendre la fuite.
Allons, messieurs, dit Abel en finissant, ne perdons pas de temps.
Excuse-moi, me dit-il, mais je n’ai plus que cinq jours.
« Le plus sincère et le plus dévoué de vos admirateurs. Maurice.
Ainsi finit à la fois Maurice et son anecdote, et l’une des lettres les plus ridicules qui jamais aient été écrites.