Ton étonnement est bien naturel, ma bonne Marie ; et il est bien malheureux pour moi que l’accident qui m’a empêché d’arriver à la ville m’ait fait perdre cette place dont j’aurais plus besoin que jamais.
Nous étions parties, ma mère et moi, avant le jour, avec mon linge et mes habits, dans une charrette que nous avait prêtée monsieur le garde général. Nos adieux avaient été longs et pénibles ; nous avions passé la moitié de la nuit à pleurer ; et je ne sais comment, nous nous sommes endormies en route. Tu peux imaginer quelle fut notre surprise, quand nous fûmes réveillées tout-à-coup par un cahot, et quand nous nous trouvâmes accrochées, contre une borne de la cour de monsieur le garde général dans laquelle le cheval rentrait. Nous croyions dormir encore et rêver ; mais quelque extraordinaire et incompréhensible qu’elle me paraisse encore aujourd’hui, la chose n’est que trop vraie. La domestique de monsieur le garde général nous dit qu’il était chez mon père, qui, se sentant plus mal, l’avait fait demander. Mon premier mouvement fut de bénir l’accident qui nous ramenait, et nous courûmes chez nous si fort que nous ne pouvions plus respirer. Mais au moment d’entrer j’hésitai, je sentis se refroidir la sueur qui me couvrait le front. Il me sembla que j’allais trouver mon père mort. J’écoutai à la porte ; on parlait. « Oh ! monsieur, disait mon père d’une voix faible et languissante, je ne reverrai pas ma petite Hélène, ni mon fils Henreich. Mes yeux se troublent, et je ne vous vois plus qu’à travers un nuage. Je n’ose laisser entièrement sortir mon souffle, dans la crainte que ma vie ne parte avec. »
J’ouvris la porte en pleurant, et me jetai à genoux auprès de son lit. Mon imprudence faillit le tuer. L’émotion et le saisissement furent si grands qu’il tomba en faiblesse. Il n’y eut que le médecin, qui arriva sur ces entrefaites, qui put le faire revenir en lui faisant respirer un flacon.
Mon pauvre père parut bien heureux de me revoir. Mes larmes coulaient sur mon visage comme deux ruisseaux, sans que je pusse les arrêter. Je fus longtemps sans m’apercevoir de la présence d’un étranger, et quand je vis monsieur le garde général, ce fut pour le trouver importun ; car mon seul désir alors, et mon seul espoir étaient de pleurer à mon aise et seule. Il demeura tout le reste du jour, et vers le soir il dit à ma mère : « Vous n’avez pas pu vous occuper de votre dîner, si vous voulez me le permettre, je ferai apporter le mien ici et nous le partagerons sans cérémonie. » Il sortit et revint avec sa servante chargée de mets, cent fois plus recherchés que ce que nous mangeons d’ordinaire. D’abord je ne fis nulle attention à cet appareil, puis quand les larmes m’eurent hébétée au point de me rendre presque insensible au sujet de ma douleur, je regardai autour de moi, et je ne fus pas peu surprise de ce repas, qui, à coup sûr, n’était pas son repas ordinaire, et n’avait pas été préparé sans intention. Je ne pus manger ; ma mère mangea peu et en s’efforçant, par politesse pour monsieur le garde général. Quand nous eûmes fini de dîner, il parla bas à mon père, et mon père pria ma mère et moi de sortir pour quelques instans, et nous allâmes reporter chez notre hôte la desserte du dîner. Quand nous revînmes, mon père tenait dans ses mains celles de monsieur le garde général. Il m’appela et m’embrassa, puis me retint à son chevet, pria ma mère de s’asseoir près de son lit, et dit : « Ma bonne Marthe, et toi, ma petite Hélène, je vais mourir. »
Je me pris à pleurer. Monsieur le garde général dit :
— Éloignez donc de semblables idées, Éloi ; le médecin a beaucoup d’espoir, et vous serez, avant deux mois, en parfaite santé.
— Mon pauvre Éloi, dit ma mère, il ne faut pas ainsi désespérer de Dieu ; il ne voudra pas t’enlever à nous.
Je sentis que je devais dire aussi quelque chose pour le détourner de ces idées sinistres ; je voulus parler, il ne sortit de ma bouche que des sanglots. Mon père, comme s’il ne nous eût pas entendus, continua :
— Je vais mourir, et laisser ma vieille Marthe et ma petite Hélène sang appui ; c’est là ma plus grande crainte et presque mon seul regret, — quoiqu’il y ait plaisir à vivre quand on est vieux, alors que la vie est concentrée et qu’on ne perd rien, et que l’on regarde les autres gaspiller leur existence. — Depuis que je sens mon état désespéré, il y a une pensée qui m’empêche de dormir, et presque de penser à la mort et de me recommander à Dieu ; une pensée qui pèse sur ma poitrine comme un cauchemar, et qui m’aurait fait mourir en blasphémant et en me raccrochant à la vie, comme un païen qui ne sait pas qu’après cette vie il y en a une meilleure pour ceux qui ont été honnêtes et ont élevé leur famille en travaillant, sans avoir égard à un peu de fatigue et de sueur : c’est la pensée de laisser sans pain ma vieille Marthe, qui m’a tenu bonne et fidèle compagnie tout le temps de ma vie, qui a rempli ma maison de bonheur ; et cette chère enfant si jolie, si faible, si timide ; mais Dieu m’a envoyé un bon ange pour me faire quitter la vie avec résignation et confiance, ainsi qu’il convient à un chrétien.
— Monsieur le garde général me demande Hélène en bon et légitime mariage pour en faire sa compagne et sa femme, et il prendra Marthe avec lui.
Ma mère prit l’autre main de celui que mon père appelait un bon ange. Moi, je restai étourdie comme si j’avais reçu un coup sur la tête ; alors monsieur le garde général se leva, me prit une main que je ne songeai pas à retirer, et me dit beaucoup de choses que je n’entendis pas, tant j’étais stupéfaite. Je ne puis te dire tout ce qui se passa ensuite ; mais je consentis à tout, abattue que j’étais par la douleur. Il s’en alla, promettant de revenir le lendemain de bonne heure, et moi je me retirai dans ma chambre, laissant mon père et ma mère s’entretenir de ce qui venait de se passer et se féliciter.
C’est dans ma chambre que je t’écris ma bonne Marie, après, avoir beaucoup pleuré. Il me semble, sans que je m’en puisse expliquer les raisons, qu’il m’est arrivé un grand malheur, et je pleure avec délices. Tu as vu monsieur le garde général. Cet homme n’est pas précisément laid, mais il y a dans sa physionomie, quelque chose de dur et de méchant. Je crois à la physionomie, elle ne m’a jamais trompée. La première fois que je t’ai vue, j’ai été entraînée vers toi, et au bout d’une demi-heure je t’aimais autant qu’à présent.
Je te le répète, je ne comprends pas le serrement de cœur que me donne l’idée d’être la femme de monsieur le garde général ; pourtant j’ai promis à mon pauvre père : je ferai ce que j’ai promis.