— Où vas-tu ? — Je n’en sais rien. — Eh bien ! tu vas aller en prison. — J’avais donc bien raison de dire que je ne savais pas où j’allais.
(ÉSOPE.)
Le soleil s’était couché dans des nuages rouges, — c’était pour le lendemain un indice certain de vent et de sécheresse. — Aussi, de grand matin, Maurice se mit en route, le fusil sur l’épaule, et se dirigea vers une colline couronnée de sapins, de bouleaux et de genévriers, dont les baies et les bourgeons nourrissent les coqs de bruyère. Sa mère attendait une nouvelle femme de chambre, et les préparatifs que l’on faisait pour la loger occasionnaient dans la maison une sorte de tumulte auquel il n’était pas fâché d’échapper.
En traversant un chemin, il rencontra une voiture couverte. Deux femmes bien enveloppées s’y étaient endormies, et le cheval suivait de lui-même une route que probablement il avait souvent parcourue.
Maurice pensait alors à la bizarrerie du sort qui, laissant à l’homme le libre arbitre, lui permet si rarement d’accomplir les plans qu’il se creuse la tête à former ; et il se rappelait une foule d’occasions où il n’avait pu mettre à exécution les projets les plus sages et les plus utiles ; de telle sorte qu’ayant naturellement l’esprit juste, voyant les choses et les appréciant, il faisait sur presque tout d’admirables théories, et ne réussissait jamais à les suivre. À la suite de quoi il tomba dans le manichéisme, adoptant les deux principes du bien et du mal. — Le monde est partagé, se dit-il, entre deux puissances probablement égales, puisqu’elles se balancent et se tiennent en équilibre ; mais une partie de cette puissance doit être divisée et confiée à des agens inférieurs qui ont chacun leur département, — entre lesquels il doit y avoir nécessairement un petit démon à ailes de papillon, à figure ricaneuse, dont l’emploi est de taquiner les hommes, et de les irriter à coups d’épingle, sans jamais faire une grave blessure.
C’est celui qui préside à toutes les petites contrariétés ; c’est par sa puissance que ce que vous cherchez dans une bibliothèque ne se trouve jamais que dans le dernier livre que vous feuilletez, et que la seule tache d’encre qu’il y ait dans le livre couvre précisément le passage dont vous avez besoin ; c’est lui qui, si vous êtes pressé de sortir pour une affaire importante, cache vos gants, et votre mouchoir, et votre canne, de telle sorte qu’il vous faut remonter quatre fois l’escalier ; c’est lui qui embarrasse le pêne de votre serrure, et vous retient prisonnier ; c’est lui qui, si vous avez un rendez-vous, arrête votre montre ou la retarde, et sur la route fait sonner toutes les horloges en ricanant, pour vous apprendre que l’heure est passée et votre rendez-vous manqué.
Si, près d’une femme que vous aimez et à laquelle vous n’avez pas encore fait connaître votre amour, il vous prend un accès d’audace provenant du jour qui baisse, ou d’un épais rideau qui produit cette demi-obscurité si favorable aux amans timides ; si, après avoir hésité vingt fois, vous ouvrez la bouche pour faire un aveu peut-être désiré, le petit démon est là, qui inspirera à votre belle l’idée de relever le rideau, ou à un esclave la pensée d’allumer des bougies, ce qui fait que vous ne parlez pas, et que vous perdez une occasion que vous ne retrouverez peut-être jamais.
Comme il en était là de ses réflexions, il avisa que ce démon, quel qu’il fût, semblait s’être acharné particulièrement après lui, et qu’à sa persévérance et son assiduité près de lui, il était impossible qu’il eût le temps de s’occuper autant des autres hommes, — ce qui était une grave injustice. Ce doit être, du reste, dit-il, un démon, très gai et très insouciant, et il doit souvent rire de bon cœur.
Cette idée amena insensiblement Maurice à celle-ci :
Ces deux femmes dorment confiantes en leur cheval. Il serait assez plaisant qu’à leur réveil elles se retrouvassent juste à l’endroit d’où elles sont parties ; et qui sait tout ce qui les attend de chagrins là où elles vont, et qu’elles éviteraient en n’y allant pas ?
Il prit le cheval par la bride, le fit tourner longuement et lui mit la tête du côté opposé, puis le laissa aller. Le cheval, sans hésiter, du même pas, se mit à retourner à l’écurie sans que les femmes se réveillassent, et Maurice continua sa route vers la colline, où il espérait trouver des coqs de bruyère.